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Full text of "Histoire de mes ascensions : récit de vingt-quatre voyages aériens [1868-1877]"

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MEDICAL LIBRARY 




HISTORICAL 
LIBRARY 

The Harvey Cushing Fund 



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HISTOIRE 



MES ASCENSIONS 



BIBLIOTHÈQUE D'AVENTURES ET DE VOYAGES 

ÉDITION ILLUSTRÉE 



LETTRES DE A. E. NORDENSIUOLD, racontant la découverte 

du passage Nord-Est du pôle Nord (1878-1879), avec une préface 
par M. Daubrée de l'Institut. 

Édition illustrée de nombreuses gravures hors texte, d'un auto- 
graphe et d'une carte dressée par Nordenskiold, ouvrage adopté 
par le ministère de l'Instruction publique. 

HISTOIRE DE MES ASCENSIONS, récit de vingt-quatre voyages 
aériens, par Gaston Tissandier, troisième élition, revue et corrigée, 
illustrée de nombreuses gravures hors texte, par Albert Tissandier 
et d'une série de diagrammes. 

Ouvrage adopté par le ministère de l'Instruction publique. 

VOYAGE AU DAHOMEY, par Armvnd Dubarry, édition illustrée 
de nombreuses gravures hors texte, par Daniel Vierge. 

Ouvrage couronné par la Société d'Encouragement au Bien 
(médaille d'honneur). 

LES RÉCITS DE MARCo-POLO, citoyen de Venise, sur la 
Mongolie, la Chine, l'Inde, tirés de son livre des Merveilles, mis en 
français moderne. 

Édition illustrée de dix fac-similés du manuscrit original. 

Ouvrage adopté par le ministre de l'Instruction publique. 

VOYAGES ET DÉCOUVERTES DE PAUL SOLEILLET, da D s 
le Sahara et le Soudan, racontés par lui-même, préface par 
E. Levasseur (de l'Institut). Édition illustrée d'un grand nombre de 
gravures hors texte. Ouvrage adop'é parle ministère de l'Instruction 
publique. 

VOYAGE DEM. DE LESSEPS, du Kamtschatka en France, avec 
une préface par Ferdinand de Lesseps. Édition illustrée de nom- 
breux fac-similés des gravures du temps, exécutés sous les ordres de 
Jean-Baptiste de Lesseps. 

Ouvrage adopté par le ministre de l'Instruction publique. 



F. Aureau. — Imprimerie de Lagny. 




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GASTON TISSANDIER 



HISTOIRE 

DE 

MES ASCENSIONS 

RÉCIT DE VINGT-QUATRE VOYAGES AÉRIENS 

TROISIÈME ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE 

Illustrée de nombreuses gravures hors texte 
PAR ALBERT TISSANDIER 

ET D'UNE SÉRIE DS DIAGRAMMES 

Ouvrage adopté par te ministère de V Instruction publique 



PARIS 
MAURICE DREYFOUS, ÉDITEUR 

13, RUE DU FAUBOURG-MONTMARTRE, 13 
Tous droits réservés 



HISTOIRE 



MES ASCENSIONS 



CHAPITRE PREMIER 



Double voyage aérien au-dessus de la mer du Nord, 
Ascension de Calais, le 16 août 18G8. 



Il m'est difficile de dire quelles sont les circons- 
tances qui ont fait naître ce que je voudrais appeler 
ma vocation aérienne. Je me souviens que, dans mon 
enfance, j'ai plus d'une fois passé le temps de mes 
loisirs d'écolier à gonfler de petits ballons de bau- 
druche au moyen de l'hydrogène pur que je pré- 
parais moi-même. Je me rappelle avoir assisté jadis 
à une conférence de Pétin, à une ascension de 
Godard, et avoir suivi, non sans émotion, les péri- 
péties du Géant de Nadar. En 1867, je fis ma pre- 

1 



2 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

mitre ascension dans le premier ballon captif à 
vapeur de M. Henry Gifl'ard, sans me douter alors 
que l'illustre ingénieur serait plus tard mon Mécène. 

C'est une grande affiche rouge qui excita surtout 
mes instinct- aérostatiques. 

J'étais a G dais le 12 août 1868, quand je vis 
annoncé sur un mur une ascension aérostatique à 
l'occasion des fêtes du 15 août, pour le diman- 
che 16. Ce voyage devait être exécuté par un aéro- 
naute dont je n'avais jamais entendu parler el qui 
était deviné à devenir célèbre, M. J. Duruof. On 
annonçait aussi, pour le jour même, des régates qui 
devaient avoir lieu entre les deux jetées. 

Les régates n ex itèrent que médiocrement mon 
attention, mais il n'en fut pas de même du voyage 
du ballon le Nepjtune auquel je ne pus m'empêcher 
de penser jusqu'au soir. 

Le lendemain, de bonne heure, je me rends à 
l'hôtel de Dunkerque, où Duruof était descendu, et 
je le demande. 

Quelques minutes après je vois entrer un jeune 
homme qui esl le capitaine del'expédition prochaine. 
Après un quart d'heure d'entretien, nous étions les 
meilleur- amis du monde, et Duruof m'offre géné- 
reusement une place dans la nacelle, en me donnant 
ainsi l'occasion de faire mes premières armes 
aériennes. 

Je le quitte transporté de joie, mais quelle n est 
pas m» stupéfaction quand des amis accueillent mon 



PREMIER VOYAGE 3 

projet avec la plus grande indifférence, et regrettent 
même de me voir engagé dans une semblable aven- 
ture ; ils me racontent que Duruoi a essayé déjà de 
faire une ascension à Calais, qu'il a crevé son bal- 
lon exprès au moment du départ, qu'il ne partira 
pas encore cette fois. J'avais en outre à Calais une 
partie de ma famille qui me. témoigna la plus vive 
inquiétude en cherchant à me donner les meil- 
leures raisons possibles pour me détourner de mon 
projet. Le voisinage de Calais, me disait-on, est 
funeste aux ballons : Pilâtre des Roziers a trouvé 
la mort non loin d'ici, Deschamps a failli périr 
sur cette plage ; le vent est presque toujours violent 
sur les côtes, c'est folie de s'engager dans une telle 
aventure. 

Toutefois, je tiens bon, je me montre ferme et 
résolu. Le samedi 15, je passe la journée à aider 
Duruoi' à chercher et à boucher les trous de l'étoffe 
de notre ballon. Je cours à la Société humaine 
demander des ceintures et des bouées de sauvetage 
que nous voulons prendre avec nous, car nous 
sommes bien près de « la grande tasse, » suivant 
l'expression imagée démon futur capitaine. 

Le soir, je m'endors et je ne tarde pas à faire 
mille rêves plus ou moins bizarres. Tantôt j'aperçois 
le ballon qui crève avant le départ et qui nous laisse 
piteusement à terre au milieu des railleries de tous. 
Tantôt, au contraire, nous planons triomphalement 
dans l'espace au sein des nuages vaporeux, puis 



4 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

nous tombons au milieu des flots. Mon imagination 
m'ouvre tour à tour le succès et la défaite, le 
péril ou le charme du voyage. Les péripéties les 
plus extravagantes se mêlent confusément dans 
mon cerveau, quand je me sens secouer par un bras 
vigoureux. 

— Monsieur, il faut vous lever, il est cinq heures 
et demie, vous m'avez recommandé de ne pas vous 
laisser dormir. 

C'est le garçon de l'hôtel qui vient me rappeler à 
la réalité. Je cours en toute hâte sur la place d'ar- 
mes. 

Duruof et son aide Barret sont debout. Le 
Neptune est étalé à terre. La pluie tombe à torrents. 
Triste spectacle qui me remplit de confusion, 
quand je pense que nous ne pourrons peut-être 
pas gonfler l'aérostat. Comment aurais-je pu soup- 
çonner, en effet, que ces toiles boueuses, allaient 
bientôt nous enlever au milieu des nuages ? 

— Croyez-vous, dis-jeà Duruof avec anxiété, que 
nous pourrons arriver à partir par ce temps-là ? 

Le capitaine du Neptune me regarde avec fer- 
meté. 

— Je vois que vous ne me connaissez pas. Sachez 
que j'ai été malheureux sur cette place même. Le 
vent n'a pas voulu que je m'élève la dernière fois. 
Mais j'ai une revanche à prendre et je ne crains pas 
la pluie. Soyez tranquille, nous ferons l'ascension 
quand même et quoi qu'il arrive. 



PREMIER VOYAGE 5 

Cependant le tuyau à gaz ne tarde pas à se gon- 
fler sous la pression. Il est engagé dans l'appendice 
du Neptune et, à force de soulever la soupape, de 
tendre le filet, de déplacer les sacs de lest, la tête 
du ballon commence à se soulever de terre, les 
passants se rassemblent et le rire d'incrédulité ne 
tarde pas à faire place à une attention presque bien- 
veillante. 

A midi, la pluie cesse , et le ballon domine bien- 
tôt la place d'armes, en présence du buste du duc de 
Guise, qui semble regarder avec étonnement ce 
spectacle si nouveau. 

La foule grossit à vue d'œil, Duruof attache la 
nacelle aux cordes du cercle, le Neptune soulève des 
chapelets de soldats qui se pendent à ses câbles ; 
comme un coursier ardent, il semble impatient de 
bondir. Un Anglais s'approche alors, il regarde 
avec attention l'étoffe du ballon, avec un soin scru- 
puleux touche les cordes de la nacelle, examine 
attentivement tout l'appareil. Cette investigation me 
terrifie. S'il allait offrir à Duruof une somme impor- 
tante pour s'élever avec lui, il me prendrait ma 
place, et ma bourse ne saurait certainement pas riva- 
liser avec la sienne. Quelle angoisse! si j'allais man- 
quer une si belle occasion ! 

Un ami s'approche de moi. 

— Vous paraissez inquiet, me dit-il. 

— Oui, lui répondis-je, j'ai très-peur. . . . d'être 
obligé de rester à terre. 



fi HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

Un ballon d'essai esl lancé dans l'espace, mille 
regards le suivent des yeux. D'un bond il esl projeté 
sur le clocheton de l'Hôtel-de-Ville, puis il s'élève 
encore et le voilà qui se dirige dans la direction de 
la mer du Nord. 

Je regarde Duruof, il est toujours calme et résolu. 
Quant à l'Anglais, il s'est évaporé. La perspective 
d'une descente au milieu de l'océan a sans doute 
calmé ses velléités aériennes. 

A quatre heures, Duruof, Barret et moi, nous 
montons dans la nacelle, les hommes de manœu- 
vre nous soulèvent et nous conduisent sous les 
ordres du capitaine, à l'angle de la place opposé à 
l'Hôlel-de-Ville. L'excellente musique, dont parlait 
l'affiche, fait entendre ses accords mélodieux .... 

Nous voilà dans l'espace escortés par le hourra 
enthousiaste d'une foule ébahie. 

Quelle joie pour le débutant qui se sent molle- 
ment bercé par les doux efforts de la brise! quelle 
émotion, quand il aperçoit la terre qui s'enfuit, les 
villes qui diminuent, l'horizon qui s'élargit, surtout 
quand , pour la première fois, il peut contempler 
de si haut le double panorama de la terre et de 
l'océan. 

Quel étonnement de se sentir immobile dans la 
nacelle d'osier, bouée flottante, suspendue dans 
l'espace sans que le moindre frottement la moindre 
sensation de mouvement paraisse l'animer ! 

D'un bond, le Neptune a gravi le sommet des 



PREMIER VOYAGE 7 

nuages, que nous traversons avec rapidité, nou* 
voilà déjà à 1,200 mètres de haut et la mer s'étend 
sous notre nacelle. Duruof regarde la boussole. 

— Nous nous dirigeons vers l'Angleterre, s'écrie- 
t-il. 

Mais, hélas! notre joie est de courte durée, nous 
regardons avec plus de soin notre direction, nous 
marchons rapidement vers le nord-est, et c'est dans 
le milieu de la mer du Nord que le vent nous en- 
traine. 

Je regarde Duruof; ses yeux sont animés, il semble 
réfléchir profondément. 

— Que faisons-nous ? me dit-il visiblement ému. 

— Je vous ai dit que je vous suivrais partout, 
répondis-je avec calme. 

— Advienne que pourra! les Galaisiens ne diront 
plus que je suis un lâche. 

Je pensais alors à Deschamps, ce pauvre aéro- 
naute dont on m'avait parlé, qui s'était trouvé à 
Calais rn^me, dans une circonstance analogue à la 
nôtre. Pour éviter d'aller se perdre au large, il 
avait ouvert sa soupape, et était tombé lourdement 
sur la plage où il avait failli périr. 

La mer agit comme un objectif dangereux qui 
amplifie le péril. Malheur à l'aéronaute qui se laisse 
prendre à ce vertige ! qu'il ait confiance en son na- 
vire aérien, qu'il se laisse entraîner par le souffle 
de l'air. N'a-t-il pas de longues heures devant lui, 
et le vent ne peut-il pas changer subitement de direc- 



8 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

tion ? Qu'il se conlie aux caprices de la brise. Auda- 
ces fortunajuvat. 

Du reste, la splendeur du panorama qui se déroule 
à nos yeux subjugue notre admiration. Aussi nul 
sentiment de crainte réelle ne peut avoir prise en 
notre esprit, et nous songeons à peine à la marche 
rapide qui nous entraîne vers les immensités de la 
mer du Nord. 

A notre gauche nous apercevons la ville de Calais 
qui se dresse comme une cité en miniature sur un 
rivage lilliputien; nous voyons distinctement les 
jetées du port, et une nuée de spectateurs microsco- 
piques ne tardent pas à s'y porter comme l'armée 
d'une fourmilière. A nos pieds, la mer transparente 
s'étend ù l'infini comme un vaste champ d'émeraudes 
que viennent colorer brillamment les rayons solai- 
res ; tout ce spectacle est séparé par une légion de 
nuages floconneux qui glissent sur un même plan 
horizontal, et qui semblent prendre naissance d'un 
côté de l'horizon pour se disperser de l'autre. En 
jetant nos regards vers le ciel, nous voyons d'autres 
nuages violacés qui semblent être soutenus dans 
l'air à une grande hauteur, car ils sonttrès-éloignés 
de nous, et nous sommes à 1,800 mètres d'altitude. 
La température est de 15° centésimaux, nous nous 
trouvons à l'aise dans notre nacelle, et j'éprouve une 
paisible émotion au milieu de cette implacable séré- 
nité de l'atmosphère. 

Je n'oublierai jamais cette étonnante procession 



PREMIER VOYAGE 9 

de nuages qui marchaient avec une extrême rapi- 
dité sous notre nacelle. On aurait dit une infinité 
de filaments de laine, entraînés par une force invi- 
sible. On voyait cette armée de nuées prendre nais- 
sance dans le lointain, à l'endroit où la mer se con- 
fondait avec le ciel; ces cumulus blanchâtres sem- 
blaient s'échapper des flots. Comment la peur où 
l'émotion auraient-elles pu nous troubler quand des 
scènes si nouvelles, si merveilleuses s'offraient de 
toutes parts à nos yeux ! A peine ai-je cessé de 
regarder les nuages, qu'un phénomène de mirage 
bien inattendu vient ajouter à mon étonnement. 
Nous cherchons les falaises de Douvres et nous nous 
étonnons bientôt de ne pas voir les côtes de l'Angle- 
terre qui ne sont pas bien distantes de notre aéros- 
tat; elles sont cachées par un immense rideau de 
vapeurs plombées, qui s'étend vers ce côté de l'hori- 
zon. Je lève la tête pour chercher la limite de cette 
muraille de nuages, et quelle n'est pas ma stupé- 
faction quand j'aperçois dans le ciel une nappe ver- 
dâtre qui ressemble à l'image de l'océan ! Bientôt un 
petit point semble se mouvoir dans cette plage 
céleste, c'est un bateau, gros comme une coquille de 
noix, et en y fixant avec soin mes regards, je ne 
larde pas à constater qu'il navigue à l'envers sur 
cet océan retourné ; ses mâts sont en bas et sa quille 
en haut. Un moment après je vois l'image du bateau 
à vapeur qui vient de partir de Calais pour l'Angle- 
terre, et, avec ma lunette, je dislingue la fumée 

1. 



10 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

qui s'échappe de son tuyau. Voici bientôt deux ou 
trois autres barques qui apparaissent au milieu de 
cette mer magique, tableau vraiment saisissant, 
dune éblouissante fantasmagorie du mirage. 

La jetée de Calais n'est pas plus grande qu'une 
allumette, mais je distingue encore la foule qui s'y 
porte. La plage est couverte de spectateurs ; et par- 
mi eux j'ai des affections, des amis qui me regardent 
encore! Je pense alors à notre route maudite; je 
commence à distinguer le phare de Gravelines ; Dun- 
kerque n'est pas loin; nous sommes au-dessus de la 
mer du Nord, et je sens que nous, notre nacelle et 
notre ballon, nous ne sommes qu'un infime grain de 
sable, que les flots pourraient bien facilement en- 
gloutir. 

Cependant nous observons attentivement les nua- 
ges inférieurs qui se meuvent toujours rapidement 
sous nos pas, et qui courent comme une myriade de 
llocons déneige. miracle! ils se dirigent tous vers 
Calais. Tandis qu'à l'altitude de 1,600 mètres nous 
voguons vers le nord-est, ces cumulus, que nous 
a\ons traversés à G00 mètres de haut, suivent une 
marche opposée, et s'élancent vers le sud-ouest. 
Nous comprenons alors qu'en laissant descendre 
l'aérostat dans la couche d'air inférieur, il revien- 
dra sur Calais, au milieu de ces nuages que nous 
bénissons, car ils nous apparaissent comme des mes- 
sagers qui nous apprennent comment nous pour- 
rons revenir au port. 



PREMIER VOYAGE 11 

— Nous pouvons continuer notre promenade en 
mer, dit Huruof avec joie ; quand nous voudrons, 
nous reviendrons à terre. 

Nous nous laissons donc emporter, sans inquié- 
tude, par la brise supérieure; nous savons que près 
delà mer le vent souffle vers le rivage. Pendant 
que nous nous réjouissons à l'idée de notre retour 
inattendu, la foule continue à se porter sur la plage 
de Calais, et une profonde émotion y règne au 
milieu d'un lugubre silence. 

De vieux marins nous regardent avec leurs lu- 
nettes : 

— Ils sont perdus, disent-ils avec attendrissement ! 
Pauvres fous! Qu'a'.laient-ils faire dans cette na- 
celle ? 

Il y avait une heure que nous avions quitté le port; 
nous avions fait sept lieues au-dessus de la mer, 
et nous pensons que notre promenade a été d'une 
durée assez longue ; nous cessons de jeter du lest, 
et le ballon, rappelé à la surface de la mer par la 
pesanteur, descend rapidement ; nous traversons 
une deuxième fois les nuages, et nous voilà à 400 
mètres au-dessus des flots. Il est cinq heures! 

Nous voyons quelques barques qui accourent à 
notre secours, l'une d'elles tire des bordées pour 
venir nous rejoindre; mais nous ne tardons pas à 
comprendre que nous allons nous passer de ce 
secours. 

La brise superficielle nous entraîne, nous volons 



12 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

rapidement au-dessus des flots, Calais grandit à vue 
d'œil; le vent nous ramène au point de départ. 

En un quart d'heure nous sommes revenus, et 
voilà bientôt le Neptune qui traverse Calais aux 
applaudissements frénétiques de toute la foule. En 
passant au-dessus de la jetée, je regarde attentive- 
ment les groupes de spectateurs, et quelle n'est pas 
ma surprise quand j'aperçois mon frère qui me 
regarde et me fait signe de la main ! — Étrange effet 
du hasard ou d'un magnétisme mystérieux ! Il y a 
là dix mille regards qui se croisent avec le mien, et 
mes yeux sont attirés vers celui que je cherche avec 
le plus d'émotion ! — Nous revoyons la place d'Ar- 
mes qui est déserte, car tout le monde est sur le 
rivage ; je distingue encore le buste du duc de Guise, 
qui seul ne lève pas la tête ! 

L'équipage du Neptune est dans la joie; je serre 
la main à Durunf, à Barret, et je leur fais judicieu- 
sement observer que notre excursion en mer ne 
nous a donné ni nausées, ni mal de cœur. Une pin- 
cée de lest nous fait monter de nouveau, et cette 
fois nous admirons la campagne qui se déroule à 
notre vue. Je regarde le guide-rope qui pend de 
notre nacelle : 

— Attention, Duruof! l'extrémité de notre corde 
va toucher terre. 

— Ëtes-vous fou! nous sommes à 1,400 mètres 
au-dessus du sol. 

Notreguide-ropeavaitl30mètresdelong;mesyeux 



PREMIER VOYAGE 13 

m'en faisaient voir l'extrémité contre le sol, ils ne 
me trompaient que de 1 ,270 mètres ! Simple erreur 
d'un débutant inaccoutumé avoir les objets de haut. 

Plus loin, ce sont des points blancs qui s'agitent 
lentement dans une prairie; je cherche en vain à 
donner un nom à ces singulières formes qui m'intri- 
guent ; ma lunette me montre quelques vaches qui 
paissent tranquillement sans se soucier du regard 
indiscret qui leur est lancé du ciel. 

A 5 heures 35 minutes nous sommes revenus près 
de terre, notre guide-rope rase un champ, et fait 
voltiger autour de lui les bottes de foin qu'on y a 
placées", des paysans accourent, et nous leur deman- 
dons où nous sommes : 

— Route de Boulogne, s'écrient-ils. 

L'un d'eux va saisir notre corde, mais nous ne 
voulons pas encore revenir à terre. Duruof me dit 
de jeter du lest, et dans mon inexpérience j'en vide 
un sac presque entier; nous sommes 'ancés dans 
l'air jusqu'à 1,800 mètres de haut, et à ce moment 
nous nous trouvons enveloppés par des nuages te - 
lement épais, tellement denses que nous perdons de 
vue l'aérostat; c'est à peine si nous pouvons nous 
voir, et il nous semble que nous sommes soutenus 
dans la brume grisâtre par des liens invisibles. Les 
impressions qui occupent mon esprit sont alors con- 
fuses et étranges ; elles ressemblent assez bien à 
celles d'un rêve invraisemblable. Ma vue est bornée 
par ces vapeurs denses et lourdes qui nous envi- 



14 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

remuent , le Neptune est caché sous ce voile opa- 
que; notre panier d'osier paraît immobile ; c'est 
la raison seule qui peut nous guider et nous rappe- 
ler jue nous sommes à 2 kilomètres au-dessus du 
niveau des passions humaines. 

Depuis le matin nous avions rudement travaillé 
au gonflement, et notre estomac était vide. J'ouvre 
une des boites de la nacelle, et j'en tire un poulet 
que nous dévorons avec un appétit aérien, nous 
buvons un verre de vin, nous soupons au milieu 
d'un bain de vapeur. Je jette par-dessus bord un 
os que je viens de ronger, Duruof me l'ait obser- 
ver que je commets une imprudence en délestant 
ainsi l'aérostat ; je crois qu'il plaisante, mais je suis 
forcé de me rendre à l'évidence en regardant le 
baromètre.... Nous montons de 20 à 30 mètres.... 
tant eat sensible le ballon bien équilibré dans l'air. 
Une plume, dans certain cas, pourrait en changer 
l'altitude. 

Cependant les vapeurs semblent se dissiper, des 
nuages épais nous cachent la terre , mais nous voyons 
le soleil qui disparait à l'horizon,... il est rouge 
comme un disque de l'eu: mille rayons étincelants 
illuminent le ciel , et projettent au loin notre ombre 
sur l'immense vallée de nuages qui s'étend autour de 
nous. Ce sont de vastes mamelons blancli'ilres qui 
ne ressemblent plus à des vapeurs légèi es , mais à 
des montagnes de neige; les ombres foncées s'é- 
tendent au milieu de mystérieux ravins, et donnent 



PREMIER VOYAGE 15 

un imposant relief aux ondulations de ce monde 
féerique. 

Où sommes-nous actuellement ? Le vent ne nous 
a-t-il pas portés sur les continents ? Ne nous aurait- 
il pas lancés une seconde fois sur mer? il est sept 
heures ! 

Barret nous fait observer qu'on entend un vague 
murmure sous les nuages ; un son continu, mélodieux 
et tout à la fois menaçant et terrible, frappe nos 
oreilles. 

Serait-ce la mer? 

Uu coup de soupape nous fait rapidement des- 
cendre, nous perçons les nuages, et nous voyons, 
non pas la terre, ni la verte campagne, mais la nappe 
immense de l'Océan ! 

« La mer ouvre ses golfes brûlants à mes yeux 
étonnés.... Devant moi, le jour; derrière moi, la 
nuit; le ciel, au-dessus de ma tête; sous mes pieds, 
les flots (1). » 

Le soleil s'est sensiblement rapproché de Fonde 
qu'il nuance de mille tons vermeils, et la nuit com- 
mence à couvrir la mer de son obscur manteau. . . . 
Quelle imprudence nous avons commise! N'est-ce 
pas trop tenter la fortune que d'être retourné encore 
au milieu de l'Océan , aprèj nous en être échappés 
une première fois, comme par miracle. Mais il n'est 
plus temps de délibérer, 1 faut agir.... Le souille 

U) Gœthe. 



15 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

puissant de la brise superficielle nous entraîne, et 
nous n'oublions pas qu'il nous a sauvés déjà ! Bientôt 
un cap s'élend devant nous comme une mince proé- 
minence, et grandit à vue d'œil ; mais le Neptune 
va-t-il pouvoir en atteindre la côte , ou en dépassera- 
t-il, au contraire, la pointe extrême pour continuer, 
en pleine mer, sa course rapide? Après la mer du 
Nord, nous avons la Manche comme perspective. 

La nuit tombe, le ciel se voile ; chaque seconde 
l'hésitation compromet le succès d'une périlleuse 
descente. Le moment est vraiment solennel ; tous 
trois à bord de notre frêle esquif, nous sommes silen- 
cieux, regardant attentivement le phare qui domine 
la pointe du cap , et nous efforçant de deviner si nous 
allons aborder ces côtes qui sont le seul espoir 
de salut. Je n'oublierai jamais ces quelques minutes 
d'angoisse, où l'idée d'une mort tragique envahis- 
sait malgré moi ma pensée. — Je crojais pour ma 
part que notre route nous conduisait bien au-delà 
des falaises, et que nous allions être obligés de nous 
jeter à la mer, dans l'impossibilité où nous étions 
de flotter au hasard pendant la nuit dans les immen- 
sités delaMancheet de l'Océan! Je regardais machi- 
nalement le disquesolaire que je n'avais jamais vu d'un 
rouge si sanglant; il planait sur l'immensité comme 
un aérostat enflammé, qui allait bientôt s'englou- 
tir dans le sein des flots.... Par moments mon imagi- 
nation me le montrait comme une grande et bienfai- 
c! »nte figure qui me disait peut-être un dernier adieu ! 



PREMIER VOYAGE 17 

Tantôt mes yeux se reportaient sur le rivage encore 
lointain , et il me semblait entrevoir tous ceux que 
j'aime, qui allaient me recevoir dans leurs bras; 
tantôt mon regard errait à la surface de la mer, où 
quelques barques bondissaient sur les vagues 
écumantes. C'était un sentiment confus, indécis, 
qui s'emparait de mon esprit ; il y avait du rêve dans 
cette période de mon voyage. Je distingue cependant 
toutes les scènes de ce panorama, et j'entends le 
murmure monotone, sombre de l'Océan, qui 
monte jusqu'à notre nacelle, et qui remplit notre 
âme d'un triste pressentiment! . . . 

Tout à coup Duruof pousse un cri de joie ; je me 
retourne, et, cette fois, nous ne pouvons plus douter 
que le vent nous jette sur le rivage. Il va falloir agir 
et le courage renait chez l'équipage ! Nous sommes 
tirés brusquement de nos réflexions, l'espérance 
nous ranime. Duruof ouvre la soupape du ballon, 
qui rase bientôt la surface des flots; Barret s'empresse 
en même temps de jeter à la mer le grappin que 
nous remorquons à notre suite, et moi-même, ras- 
suré par la froide énergie de mes compagnons , je ne 
tarde pas à lancer l'ancre sur le rivage , au comman- 
dement de notre vaillant capitaine. L'ancre est re- 
tenue par une dune de sable , et le Neptune vient 
s'affaisser, avec la rapidité de l'éclair, sur le som- 
met d'un monticule gazonné ; un troupeau de mou- 
tons , qui paissait ces maigres herbages , se sauve à 
toutes jambes comme poursuivi par quelque loup 



18 UIST01KE DE MES ASCENSIONS 

fantastique , tandis que des jeunes paysannes, saisies 
d'un effroi pour le moins aussi grand, roulent effa- 
rées les unes sur les autres. 

Cependant quelques hommes s'approchent réso- 
lument; à leur tète est l'intrépide Maillard, le sous- 
gardien du phare du Gris-Nez, l'infatigable sau- 
veteur; il a flairé un naufrage et vole au secours 
des passagers; ses pieds sont ensanglantés, il s'est 
précipité du haut de la falaise pour voler à notre 
aide. Il se jette aux. câbles que lui lance Duruof; 
deux pêcheurs qui le suivent imitent son élan. 
Malgré ce secours, le Neptune bondit encore ; une 
rafale qui s'élève va nous enlever , nous et nos sau- 
veteurs , à la traîne; Duruof a vu la mer de l'autre 
coté du cap, il sait qu'un bond va nous relancer 
dans l'Océan; il saisit à deux mains la corde de dé- 
chirure, qui ouvre le ballon et l'affaisse instantané- 
ment sur nos têtes. 

En nous serrant la main avec effusion , le brave 
Maillard raconte qu'il a vu bien loin, en pleine mer, 
une petite poire qui se découpait sur l'horizon; sur 
le premier moment, il croyait avoir au bout de son 
télescope un ballonneau échappé des mains d'un 
enfant; c'est en nous voyant nous agiter dans la 
nacelle qu'il comprit son erreur, il crut alors 
que , comme Blanchard et Green , nous venions de 
traverser la Manche. Loin d'être rassuré en nous 
voyant sains et saufs , il nous avoue qu'il ne crain- 
drait pas de se hasarder en plein Atlantique sur un 



PREMIER VOYAGE 19 

radeau de sauvetage , mais que, pour un million, il ne 
se déciderait jamais dans le plus beau ballon du 
monde. 

Il nous apprend aussi que, de l'autre côté du cap, 
à quelques centaines de mètres du Mont-Aigu où 
nous avons atterri, s'élève le tombeau d'un aéro- 
naute; c'est celui de l'illustre Pilâtre des Roziers, 
qui vint se briser sur les rochers , il y a près d'un 
siècle ! Le lendemain, nous devions aller rendre visite 
à cette âme intrépide , et nous prosterner devant la 
pierre près de laquelle le plus grand des aéronautes 
trouva la plus glorieuse des morts ! Je n'oublierai 
jamais cette humble pierre où repose cette vaste et 
intrépide intelligence que son courage, que son 
amour pour la science conduisirent au néant. « Que 
n'as-tu- vécu plus longtemps , 6 brave Pilâtre ! Mais 
ton esprit si ardent et si passionné nous anime ! S'il 
y avait encore aujourd'hui beaucoup d'hommes de ta 
trempe , que de progrès s'accompliraient dans l'art de 
l'aérostation , vivifié sans cesse par de nouvelles ins- 
pirations ! Mais la force de la matière inerte e.st 
aveugle , les éléments dans leur fureur écrasent le 
fort comme le faible , et ta destinée te conduisit au 
martyre , quand tu avais à peine pris possession de 
la vie! » 

La nuit couvre bientôt de son manteau les dunes et 
les falaises , et tandis que nous nous occupons de 
démêler le filet du Neptune et de replier son 
étoffe, l'autorité fait son apparition sous les traits 



«0 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

d'un douanier qui demande nos passe-ports , et se 
met en demeure de visiter notre nacelle et tous nos 
bagages. Un peu plus , il entrerait dans le ballon lui- 
même (1). 

Je laisse Duruof et les pêcheurs continuer leur 
besogne au milieu des ténèbres , et je cours au 
sémaphore envoyer à Calais une dépêche télégra- 
phique qui va rassurer notre famille et nos amis. Je 
n'avais pour me guider au milieu des rochers qu'une 
mauvaise lumière , et je me serais cent fois cassé les 
jambes, sans le secours d'un pêcheur bienveillant 
qui me prévenait des mauvais pas ; l'employé du 
télégraphe dormait déjà, mais il se met à son poste 
avec une rare complaisance, il envoie ma dépêche, et 
je reçois immédiatement une réponse qui m'apprend 
que tout le monde est dans la joie. Je retourne trou- 

(1) Voici le certificat de notre descente: 

MAIRIE DAUDINGHEM. 

Je soussigné, maire d'Audinghem (Pas-de-Calais), 
certifie que, le 17 août 1868, à 7 heures 55 minutes, les 
habitants des hameaux de la commune d'Audinghem ont 
aperçu en mer, à une grande distance, un aérostat qui, 
venant du nord, se dirigeait vers la pointe du cap Gris- 
Nez, où il a pu atterrir à 8 heures 30 minutes sur la partie 
du cap nommée Mont-Aigu, sans occasionner ni dom- 
mage, ni accidents. 

Cet aérostat, le Neptune, était dirigé pap M. Duruof, 
assisté de M. Barret, et accompagné de M. G. Tissandier, 
chimiste. 



PREMIER VOYAGE U 

ver mes compagnons; le Neptune est plié dans la 
nacelle , les paysans, les marins , les pêcheurs sont 
accourus en foule , et nous revenons triomphalement 
au village d'Audinghem. Les braves gens qui nous 
accompagnent sont dans l'enthousiasme. Ces hardis 
pêcheurs , qui vivent sans cesse au milieu des flots, 
parmi les dangers et les tempêtes , nous regardent 
comme des héros, et cependant la frêle barque à la 
cime des vagues est plus exposée que l'aérostat au 
milieu des airs ! Mais ces marins n'ont jamais vu 
de ballons , et leur admiration les aveugle. Ils nous 
considèrent comme des demi-dieux, qu'un miracle 
a sauvés d'une mort certaine. Nous cheminons len- 
tement à travers les dunes , et nous arrivons bientôt 
au milieu d'un humble village où nous trouvons l'hos- 
pitalité dans une auberge. Nous nous faisons servir 
de la bière et nous trinquons avec tous ces pêcheurs 
qui nous accablent de questions; nous parlons 
de nos aventures. Pour ma part, j'éprouve une in- 
dicible joie à me retrouver à terre , et je ne puis 
m'empêcher de me réjouir en entendant, cette] fois 
sans inquiétude, les rafales du vent et le mugisse- 
ment lointain de la.nier. 

Notre festival se prolonge jusqu'au milieu de la 
nuit, et nous nous couchons, mes compagnons de 
voyage et moi , dans trois lits placés dans une même 
pièce , lits comme on n'en a jamais vus , et dont les 
matelas semblaient bourrés des silex de la plage. 
Épuisé de fatigue, je veux m'endormir, mais ma 



K HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

couche est habitée par de nombreux insectes qui me 
dévorent et qui me torturent à un tel point qu'il 
m'est impossible de fermer l'œil. En les chassant, je 
m'aperçois qu'ils appartiennent à la classe des para- 
sites qui n'ont pas d'ailes. Sont-ils jaloux des aéro- 
nautes ? Duruof et Barret ne sont pas plus ménagés 
que moi. Nous allumons les chandelles et nous cau- 
sons, puis nous essayons encore de dormir, mais 
nos ennemis sont affamés. Contraints d'abandonner 
la place, nous quittons le champ de bataille, c'est- 
à-dire nos lits ; nous nous levons à trois heures du 
matin et nous allons nous promener au milieu des 
falaises escarpées du Gris-Nez. Nous parcourons 
d'immenses rochers que la vague a détachés des 
côtes pierreuses, et nous admirons ce désordre vrai- 
ment grandiose, cet entassement formidable, cette 
architecture fantastique que la main de la nature 
façonne sans cesse avec un art indicible. Ces récifs 
du Gris-Nez, une des plus admirables merveilles 
des côtes de la France, sont fort peu connus; il 
n'est pas nécessaire de monter en ballon pour les 
visiter, et nous conseillons au lecteur d'y faire une 
excursion, quand il passera à Calais ou à Bou- 
logne. 

Nous allons retrouver notre aérostat, et à cinq 
heures, Maillard, le douanier, et quelques pêcheurs 
de l'endroit viennent nous joindre. Nous louons une 
charrette qui ramène le Neptune à la gare de Mar- 
quise, éloignée de quelques lieues, et nous trou- 



PREMIER VOYAGE 23 

vons un char-à-bancs qui nous conduit au même 
endroit. 

k deux heures, le chemin de fer nous avait ra- 
menés au port , à Calais , où une grande foule nous 
attendait ; tout le monde nous questionne , nous ac- 
clame , on ne nous laisse pas le temps de changer 
de vêtements , on nous entraîne à dîner, et le Cham- 
pagne remplit nos verres. 

Le train de Paris ne part que vers une heure du 
matin, et pour finir dignement une soirée si bien 
commencée , nous allons nous promener sur la jetée 
de Calais, une des plus longues qui soit en France. 
L'Océan est en fureur, et les lames se heurtent avec 
fracas contre les assises de bois , cimentées dans le 
sable. — L'obscurité du ciel est complète , mais la 
mer est phosphorescente , et jette dans l'air mille 
feux éblouissants ; l'écume blanchâtre est remplacée 
par des rubans de lumière, et chaque vague, en rou- 
lant sur elle-même, brille d'une mystérieuse clarté. 

On a vu par le récit qui précède que dans 
notre expédition maritime nous avons eu le rare 
bonheur de pouvoir nettement constater la mar- 
che en sens inverse de deux couches d'air super- 
posées, et de profiter avec succès de leur action. 
Ce fait, qui jusqu'alors n'avait jamais été aussi sûre- 
ment observé, offre une réelle importance, et montre 
nettement qu'il reste encore à l'art de I'aérostation 
un vaste champ à conquérir dans l'étude de la direc- 
tion des vents. 



24 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

Bien souvent, comme on l'a constaté depuis à 
plusieurs reprises, l'atmosphère est ainsi découpée 
en couches aériennes qui se meuvent dans des di- 
rections différentes , et bien souvent aussi l'aéro- 
naute pourrait se diriger si , comme l'oiseau qui 
plane, il cherchait à diverses altitudes le courant 
aérien qui lui est favorable. 

Si le temps ne nous avait pas fait défaut dans no- 
tre première ascension de Calais, nous aurions pu 
confirmer brillamment cette assertion , en répétant 
un grand nombre de fois la première manœuvre faite 
en face.de Calais; on aurait vu le Neptune suivre 
alternativement à des hauteurs diverses, deux routes 
différentes, et gagner peu à peu les côtes de 
l'Angleterre, en tirant des bordées comme un 
navire à voiles. En effet, les deux courants super- 
posés suivaient deux roules qui n'étaient pas abso- 
lument opposées ; elles faisaient entre elles un angle 
appréciable [1). 



(1) Ce chapitre est en grande partie extrait des Voyages 
aériens, publiés par la librairie Hachette , en 1870. 



CHAPITRE II 



Ascension du Conservatoire des Arts et Métiers 
à Saint-Germain-d'Aulnay (Orne). 

Dimanche, 13 septembre 1868 (1). 

Le ballon le Neptune s'éleva à midi '20 minutes du 
jardin du Conservatoire des Arts et Métiers , où M. le 
général Morin avait bien voulu nous autoriser à ef- 
fectuer notre départ. Jules Duruof avait été obligé 
de donner à l'aérostat une force ascensionnelle assez 
considérable en raison de l'espace resserré où le 
départ avait dû s'accomplir. Aussi nous montons 
rapidement jusqu'à 1,200 mètres, admirant le 
splendide panorama de Paris que, pour la première 
fois , je contemple à cette altitude. Nous suspendons 
au cercle nos instruments, nous descendons notre 
guide - rope , et nous nous disposons à exécuter nos 
expériences, que nous avons exécutées pendant 
quatre heures consécutives avec autant de précision 
que dans un laboratoire terrestre. 

(1) Cette ascension a été faite avec le concours de 
J. Duruof, qui se chargeait de la conduite de l'aérostat, 
et avec la collaboration de M. W. de Fonvielle. 



2 6 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

Pendant presque toute la durée du voyage , nous 
avons plané au milieu d'un cirque de nuages, ayant 
un diamètre apparent d'au moins 150 degrés de 
valeur angulaire. Ce cercle, très-régulier, très- 
homogène , un peu plus noir du côté de l'orient que 
du côté opposé ; produisait un spectacle vraiment 
admirable. Le ciel était d'un bleu très-pur surtout 
dans le voisinage du zénith, et la terre s'apercevail 
constamment au-dessous de la nacelle, même au 
moment où l'aérostat est parvenu à sa plus grande 
bauteur à 3 heures 20 minutes (2,850 mètres). 

Cet effet curieux de cirque du vapeur est proba- 
blement dû à la transparence de certains nuages qui 
ne se laissent entrevoir que sous une certaine épais- 
seur; vus dans la verticale, sous une faible épais- 
seur, ils sont transparents, mais horizontalement, 
sous une plus grande épaisseur, ils sont opaques 
et s'entrevoient à une certaine distance de l'œil, 
en produisant ainsi l'aspect d'un cercle tout autour 
de l'observateur. 

L'ombre du ballon, qui se découpait nettement à 
la surface du sol, nous a suggéré l'idée de la possi- 
bilité de son emploi pour quelques déterminations 
importantes, auxquelles on n'avait pas encore songé 
précédemment. 

Le mouvement de cette ombre, comparé à la 
direction de l'aiguille aimantée, donne très-nette- 
ment l'angle de la route ; son observation peut 
encore servir à éluder les rotations souvent fré- 



DEUXIEME VOYAGE 27 

queutes de l'aérostat, ce qui fournit le moyen d'in- 
iroduire des corrections dans les observations rela- 
tives aux oscillations de l'aiguille aimantée. L'ombre 
du ballon peut être encore appelée à déterminer la 
déclinaison du soleil : il suffirait de l'observer à 
midi dans un lieu dont on connaît la longitude, la 
latitude et l'altitude. Elle est susceptible de servir à 
vérifier la loi des hauteurs barométriques. Pour 
arriver à de telles déterminations, il suffirait, con- 
naissant le diamètre réel du ballon, de mesurer le 
diamètre apparent de l'ombre avec une lunette à 
réticule mobile autour d'un cercle gradué. Un fil à 
plomb donnerait la verticale : on aurait ainsi la lon- 
gueur de la ligne menée du centre de l'aérostat, la 
valeur de l'angle qu'elle forme avec la verticale, et 
pour avoir l'altitude vraie du ballon, il n'y aurait 
plus qu'à résoudre un triangle rectangle (1). 

Pendant que nous avions observé notre ombre 
sur le sol, je m'étais risqué à jeter par-dessus bord 
une bouteille vide. Je la vois qui tombe lentement 
et je la suis des yeux. Mais jamais je ne n'avais fait 
l'expérience de la chute des corps sur une aussi 
vaste échelle, et je ne supposais pas d'abord que ma 
bouteille mettrait un temps considérable à toucher 
la terre. Qui plus est, participant encore au mou- 

(1) Voyages aériens, par J. Glaisher, G. Flammarion. 
W. de Formelle et G. Tissaudier. Hachette .et O, 
p. 434. 



23 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

vement du ballon, elle suivait notre nacelle. Je 
l'avais lancée au-dessus d'un champ, mais elle 
tombe toujours et la voici qui arrive au-dessus 
d'un village. Si elle louche une maison, elle va cer- 
tainement, tombant de si haut, la traverser depuis 
le toit jusqu'à la cave. Heureusement, elle continue 
toujours sa promenade rapide et ne touche terre 
que dans un champ éloigné. 

Cette histoire me rappelle l'anecdote que rap- 
porte Arago sur la chaise de Gay-Lussac, et que je 
reproduis textuellement: « La gravité du sujet, dit 
Arago en parlant de l'ascension de Gay-Lussac, ne 
doit pas m'empêcher de rapporter une anecdote 
assez singulière, dont je dois la connaissance à Gay- 
Lussac. Parvenu à 7,000 mètres, il voulut essayer 
de monter plus haut encore, et se débarrassa de 
tous les objets dont il pouvait rigoureusement se 
passer. Au nombre de ces objets figurait une 
chaise en bois blanc que le hasard lit tomber sur un 
buisson, près d'une jeune fille qui gardait les mou- 
tons. Quel ne fut pas l'étonnement de la bergère! 
comme l'eût dit Florian. Le ciel était pur, le ballon 
invisible. Que penser de la chaise, si ce n'est qu'elle 
provenait du paradis ? On n'avait à opposer à celte 
conjecture que la grossièreté du travail ; les ouvriers, 
disaient les incrédules, ne pouvaient , là-haut, être 
si inhabiles. La dispute en était là, lorsque les 
journaux, en publiant toutes les particularités du 
voyage de Gay-Lussac, y mirent fin, et rangèrent 



DEUXIEME VOYAGE 29 

parmi les faits naturels ce qui jusqu'alors avait paru 
un miracle. » 

A l'altitude de 2,400 mètres, nous avons subi 
l'influence d'un effet physique curieux : une sen- 
sation de froid très-pénétrant, unie à une im- 
pression de chaleur intolérable, causée par l'ardeur 
des rayons solaires traversant un air sec. A l'alti- 
tude de 2,850 mètres, le Neptune, subissant cette 
action du froid, s'est mis à descendre précipi- 
tamment jusqu'en vue de terre (280 mètres), et 
Duruof a dû vider plusieurs sacs de lest pour em- 
pêcher notre eboe contre le sol. Après avoir atteint 
l'altitude de 1,200 mètres, la descente s'est opérée 
en Normandie, dans des circonstances dramatiques 
toutes particulières. 

Le vent, assez faible dans les régions élevées de 
l'air, était rapide a la surface du sol. Aussi l'ancre 
jetée se trouvait-t-elle rapidement remorquée par 
le ballon, tout en traînant contre terre. 

Tout à coup, elle glisse dans une mare, et s'y in- 
cruste d'une manière invincible. Le ballon est jeté 
violemment au bout du câble long de 70 mètres ; il 
se crève et s'aplatit subitement en se vidant. Nous 
nous croyons perdus. Mais le vent s'engoulïre dans 
l'étoffe vide, et amortit singulièrement notre chute 
contre terre, en nous y ramenant attachés à l'extré- 
mité de la corde, comme à un vaste cerf-volant. — 
L'effet du vent fut si considérable sur la ^corde 
d'ancre, que celle-ci. longue de 70 mètres, se 

i. 



30 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

trouva allongée par cet effort de 8 mètres environ. 
Le chnc à terre fut assez rude ; Duruof se trouva 
lancé en dehors de la nacelle, tandis que le panier, 
se renversant, nous y emprisonnait sens dessus 
dessous, W. de Fonvielle et moi. Aucun de nous 
n'avait la moindre blessure. 



CHAPITRE III 



Ascension au milieu des nuages à neige. 

Dimanche, 8 novembre 1868. 

Le ciel était fort brumeux dans la matinée du di- 
manche 8 novembre 1868. Dès le matin, Gabriel 
Mangin qui avait mis à notre disposition son ballon 
r Union, cubant 1,000 mètres, commença le gon- 
flement. A onze heures l'aérostat se berce gracieu- 
sement sous les ondulations du vent. Mon frère, 
Albert Tissandier, qui va débuter dans la carrière 
aérienne , et moi , nous prenons place dans la na- 
celle avec notre pilote aérien. 

Nous nous élevons lentement au milieu de la 
neige qui tombe en grande abondance, bientôt 
nous ne distinguons' presque plus la terre qui 
s'étend bien loin sous nos pieds. Dans le lointain 
nous apercevons encore les gazomètres de l'usine 
à gaz de La Villette ; le groupe de nos amis qui 
nous saluent de la main nous apparaît confusément 
à travers les flocons qui nous entourent. Nous 
offrons, du reste, à ce que nous avons su plus tard, 



32 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

un remarquable spectacle pour tous ceux qui nous 
regardent. L'aérostat dans les airs semble attirer à 
lui les parcelles de neige qui se heurtent à sa 
surface. Il paraît entouré d'une auréole d'une 
blancheur étincelante ; c'est un énorme glaçon flot- 
tant au milieu d'un tourbillon de neige. 

Cette croûte de glace nous appesantit singuliè- 
rement, nous ne montons qu'en vidant à la l'on 
plusieurs sacs de lest ; grâce à ce délestage, nous 
nous élevons à 1,800 mètres d'altitude et nous 
assistons au curieux tableau de la formation de la 
neige. Tout à l'heure de gros flocons voltigeaient 
autour de la nacelle; maintenant ce sont des pai- 
lettes brillantes, presque irisées, qui s'attire ,t, 
s'agglomèrent et grossissent à vue d'œil, à quelques 
centaines de mètres sous la nacelle. Au-dessus de 
nos têtes, la nuée est moins épaisse, plus trans- 
parente, et on devine que le soleil n'est pas lo'n ; 
mais notre aérostat, chargé de neige, n'a pas la force 
de monter. La température n'est pas très-basse, 
car le thermomètre marque seulement un degré 
au-dessous de zéro. Du reste, on ne se lasserait pas 
d'admirer ce jeu de la cristallisation de l'eau que 
nous saisissons pour ainsi dire sur le fait, et mon 
frère, en sa qualité d'artiste, manifeste surtout sa 
profonde admiration. C'est, comme je l'ai dit, la 
première fois qu'il a quitté la terre ferme dans la 
nacelle d'un ballon, mais il oublie qu'il est sus- 
pendu dans les airs, et il prend un croquis de ce 



TROISIÈME VOYAGE 33 

qu'il voit, tout comme s'il était encore sur le plan- 
cher des dessinateurs. 

Midi. — Tout autour de nous, en haut, en bas. 
à droite,' à gauche, c'est une sarabande de cristaux 
microscopiques qui décrivent de toutes parts mille 
courbes capricieuses, mille sinuosités bizarres; ils 
s'attirent, se repoussent, s'agglomèrent el retombent 
en tourbillonnant jusqu'à la surface du sol. 

Nous nous sommes décidés à sacrifier du lest et, 
malgré la neige, nous montons encore. Je voudrais 
lancer notre ballon à travers cette brume demi- 
transparente qui me cache encore les rayons so- 
laires, je voudrais traverser ces vapeurs translucides 
et voir le soleil qui nous donnerait des ailes. — En 
sept minutes nous montons de 200 mètres seule- 
ment. Quelle pénible ascension! Mais comment 
vaincre ce poids qui charge sans cesse les épaules 
de notre coursier? Tout ce que nous pouvons 
faire, c'est de dépasser le niveau de 2,200 mè- 
tres. — Les parcelles de glace sont très-ténues ; on 
dirait une infinité d'aiguilles cristallines. Encore un 
effort et nous verrons le soleil ; nous avons assez de 
lest, pour franchir ces dernières plages aériennes 
au-dessus desquelles l'astre doit briller. 

Midi quinze. — Nous tenons un conseil de guerre, 
et d'un avis unanime nous décidons qu'il ne faut pas 
songer à nous élever encore. Pour dépasser ces der- 
nières assises de vapeurs, il faudra épuiser nos 



34 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

forces , c'est-à-dire sacrifier le dernier lest qui est 
notre salut. — Si nous avons le malheur de plonger 
notre navire aérien dans l'océan de lumière qui 
brille au-dessus de nos têtes, la couche de neige qui 
nous appesantit ne manquera pas de se fondre, nous 
perdrons cette eau solidifiée qui n'aurait jamais dû 
se condenser sur nos toiles , et, délestés d'un poids 
considérable , nous serons emmenés malgré nous vers 
les hautes régions. Quand nous quitterons les couches 
supérieures de l'air, où nous aurons pu admirer d'en 
haut les nuages chargés de neige, quand nous re- 
viendrons à terre appelés par cetle force invincible 
de la pesanteur, de nouveaux flocons nous alourdi- 
ront encore, ils augmenteront de moment en 
moment la vitesse de notre descente , et comme nous 
n'aurons plus de lesta jeter, comme nous aurons 
dû gaspiller ce qui est notre vie dans les plaines 
atmosphériques , nous toucherons la terre avec une 
force telle que nous serons sans doute brisés par le 
choc. — Gravir encore les plages aériennes serait 
témérité, il faut regagner lentement le fond de notre 
océan gazeux qu'on appelle la terre. 

Midi vingt-cinq. — Nous entendons distinctement 
des voix humaines et le roulement d'une voiture. . . . 
Jamais bruit terrestre n'avait frappé mon oreille à 
cette altitude (1,800 mètres \ La neige, qui a dé- 
barrassé l'airde l'humidilé qu'il renfermait , l'a sans 
doute rendu meilleur conducteur des rayons] 
sonores. 



TROISIÈME VOYAGE 35 

Llidi quarante-cinq. — Nous voilà rapidement 
revenus à l'altitude de 1,000 mètres au-dessus du 
niveau du sol. Je retrouve les mêmes flocons de 
neige qui, plus abondants, plus épais que tout à 
l'heure, exécutent toujours leur danse aérienne. 
L'air est encore presque sec, comme l'indique le 
psychromètre , et la terre ne se montre pas. 

Le ballon ne tarde pas à descendre avec une as- 
sez grande rapidité; noire provision de lest est 
épuisée ; il faut revenir en vue de terre. Les flocons, 
très-épais à cette hauteur, nous cachent à quelques 
paysans de la localité que nous apercevons sur une 
route et que nous appelons en vain à notre aide de 
toute la force de nos poumons. Nos cris les font re- 
tourner cependant les uns après les autres, mais 
aucun d'eux ne lève la tête et ne semble se douter 
que nous planons au-dessus. La brume terrestre 
serait-elle plus transparente de haut en basque dans 
le sens inverse? 

Nous rasons bientôt la surface du sol.... Notre 
guide-rope touche terre, et la nacelle de Y Union est 
brusquement jetée au milieu d'un champ. Je détache 
l'ancre qui mord, tandis que Mangin ouvre la sou- 
pape, puis la referme subitement; nous sommes 
arrêtés par notre corde. Des paysans accourent et 
nous apprennent que nous sommes à Chennevières- 
sur-Marne.. .. Notre course n'a pas été rapide, car il 
y a une heure et demie que nous avons quitté Paris; 
il n'est pas tard, et je ne veux pas encore dégonfler 



3fi HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

notre aérostat, pensant que le manteau qui le re- 
couvre ne tardera pas à fondre. Le temps parait un 
peu s'éelaircir, et si le soleil allait se montrer, il 
sécherait bien vite nos toiles et nous permettrait 
peut-être d'exécuter une seconde ascension. 

Les habitants de la localité grossissent en nombre, 
et un aimable propriétaire de Chennevières, M. 
Rouzé. qui a couru avec ses deux lils après notre 
guide-rope, au moment où il rasait les champs, 
nous invite à déjeuner. J'accepte l'offre aimable 
d'une hospitalité inattendue, mais cependant je. ne 
veux pas quitter mon cheval aérien , craignant 
qu'il ne prenne le mors aux dents pendant mon 
absence. 

— Ne vous inquiétez de rien , me dit notre hôte, 
je vais vous faire porter à la porte de ma maison. 

Ce qui est dit est fait : quelques bras vigoureux 
nous saisissent, soulèvent notre nacelle dans la- 
quelle nous demeurons tranquillement assis, et nous 
voilà triomphalement remorqués à travers champs 
par une bande joyeuse qui nous acclame. Ce ballon 
couvert de neige, soulevé par quelques hommes et 
penché par le vent, ces paysans qui l'entourent en 
poussant des cris de joie , ces chasseurs et leurs 
chiens , ce garde-champêtre , forment le plus curieux 
tableau. Notre voyage, quoique terrestre, n'en 
offre pas moins le charme d'une excursion aérienne. 
Nous franchissons ;iinsi la terre labourée jusqu'à la 
route de Chennevières, que nos conducteurs nous 



TROISIEME VOYAGE 37 

font traverser habilement, sans qu'aucune branche 
ait atteint le ballon. 

Nous passons encore, sans difficullés cette fois, 
au-dessus d'une autre plaine, et je donne le signal 
de la halte sur un avis de notre hôte , qui m'a ap- 
pris que nous étions chez lui. Mangin, mon frère et 
moi , nous descendons de la nacelle et je remplace 
notre poids par celui de quelques grosses pierres que 
j'aperçois sur une route voisine. Pour faciliter le 
transport de ces matériaux, j'organise une chaîne 
humaine avec les paysans de bonne volonté et je 
charge notre panier d'osier de pavés et de moellons 
qui le rivent solidement à la terre labourée. Ces 
manœuvres, si simples qu'elles paraissent, ne s'exé- 
cutent pas toujours facilement, car l'enthousiasme des 
gamins qui accourent toujours en grand nombre en 
pareille occurrence, est difficile à maintenir. Les uns 
se pendent à nos cordes et y voltigent comme une 
balançoire; les autres frappent l'étoffe du ballon, et, 
sans penser à mal , ils mettraient tout en pièces si on 
n'y mettait ordre. 

M. Rouzé nous fait entrer dans sa charmante villa, 
et nous sommes admirablement reçus par une société 
si aimable que je doute qu'on en trouve de pré- 
férable au ciel même. On a garni la table en notre 
honneur de bons plats et d'excellents vins, nous 
faisons très-bon accueil à tout ce qui nous est offert. 
La neige nous a valu un violent appétit; tout en 
maniant la fourchette , je ne peux m'empècher de 

a 



38 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

rire à l'idée crue nos amis , qui nous ont vus partir, 
supposent sans doute que nous sommes en train de 
geler dans les hautes régions de l'atmosphère! 
Comme ils sont loin de soupçonner que nous 
déjeunons dans une honne salle à manger, bien 
chaude et bien confortable!... N'avais-je pas bien 
raison de dire au départ que le touriste en ballon ne 
peut battre ces buissons aériens qu'on nomme les 
nuages, sans faire quelque rencontre étrange, im- 
prévue? 

La conversation s'anime; tout en causant avec 
nos hôtes, je regarde le ciel de temps en temps et je 
vois avec une indicible joie que le soleil perce la nue; 
la neige est fondue et le ballon se débarrasse de cette 
maudite robe blanche. 

— Nous vous avons donné , dis-je bientôt , le 
spectacle d'une descente en ballon, qui a paru vous 
intéresser vivement, vous me permettrez après le 
dessert de vous offrir celui d'une ascension ; je tiens 
à m'en aller par la voie qui m'a conduit ici. 

On accueille ma proposition avec incrédulité , 
mais Mangin affirme avec nous que l'ascension est 
possible et nous quittons bientôt la table pour re- 
tourner à notre aérostat. 

Notre pilote, mon frère et moi, nous montons dans 
la nacelle, après en avoir extrai: une à une toutes 
les pierres ; mais hélas ! nous sommes trop lourds ! 
Le ballon ne veut pas quitter terre. Le soleil se 
montre, l'air est calme; l'aéronaute se décide à 



TROISIÈME VOYAGE 39 

abandonner son pesant guide-rope, le ballon fait 
un effort, mais il ne s'envole pas encore et il est 
impossible, pour aider son mouvement ascen- 
sionnel, de renoncer à notre dernier sac de lest qui 
peut être utile à la descente. 

Nous sommes encore trop pesants de quelques 
kilogrammes !... 



CHAPITRE QUATRIEME 



Ascension au coucher du soleil de Chennevières-sur-Marne 
à Vert-Saint-Denis (Seine-et-Marne). 



Dimanche, 8 novembre 1878. 

Je décharge la nacelle de nos instruments, dont 
je me passerai cette l'ois. Je ne garde qu'un ther- 
momètre et le baromètre. Nous nous dépouillons en 
outre de nos lourds paletots, couvertures, etc ; je 
supprime notre corde d'ancre assez pesante, je la 
remplace par une mince cordelette que l'on m'ap- 
porte ; je jette tous les sacs de lest qui sont vides. 
Grâce à tout ce délestage et surtout grâce au soleil 
qui chauffe notre gaz, le ballon cette fois donne 
signe de vie,... il est prêt à partir. 

Nous montons rapidement; d'un bond nous 
perçons l'épais massif des nuages et nous nageons 
bientôt dans les couches aériennes où le soleil est 
plus ardent. L'étoffe de l'aérostat se sèche.... Il et 
trois heures, nous avons encore un beau voyage 
devant nous... Nous montons toujours sans toucher 
à notre unique sac de lest La température s'a- 
baisse: 3 degrés au-dessus de zéro à 3,000 mètres. 

Les nuages éclairés par le soleil ont une couleur 



QUATRIÈME VOYAGE 41 

étrange: ils paraissent violacés, roses et forment 
des lignes élégantes , régulièrement étagées à l'ho- 
rizon ! Mais ceci n'est que le prélude du tableau que 
va nous fournir tout à l'heure le coucher du soleil. 

L'astre bientôt disparaît sous un rideau de 
nuages qui nous cache une illumination magique : 
on voit surgir sous un manteau de pourpre mille 
rayons d'or, tellement éblouissants que l'œil peut à 
peine en supporter l'éclat. Ils semblent émaner 
d'un même centrefqui se devine sans être vu.... 
Jamais poète n'a pu rêver un soleil aussi radieux, 
jamais peintre n'a pu concevoir des lignes de feu 
aussi étincelantes. Nous montons jusqu'à 3,800 
mètres, au milieu du calme absolu qui règne dans 
la nature, à l'heure solennelle du crépuscule ! 

Saisis d'une sorte d'extase, nous regardons la 
terre, qui ne nous apparaît plus que sous la brume 
transparente, comme masquée derrière une voile 
de mousseline rose. Ici la Marne sillonne la cam- 
pagne et un long ruban de vapeurs s'exhale de ses 
eaux azurées ! plus loin c'est un aqueduc que l'on 
entrevoit au milieu de ce décor, comme le seul ves- 
tige de tout travail humain ! Quelle joie paisible 
nous éprouvons à regarder de si haut cette cam- 
pagne microscopique et à jeter les yeux sur ces bas- 
fonds, sans faire partie de leur substance boueuse ! 

Jamais je n'avais été aussi surpris des change- 
ments de nuance et de couleur qui se manifestent au 
milieu des nuages éclairés par les feux couchants 



42 HIST0JRE D£ 1UÏS ASCENSIONS 

du soleil. A mesure que l'astre Laisse pour aller 
éclairer d'autres contrées, les tons vifs s'effacent 
peu à peu. D'abord c'est une richesse de nuanc es 
incomparables.... la pourpre colore des mamelons 
vaporeux dont une frange dorée termine les con- 
tour ; le ciel est d'un bleu indigo le plus franc, le 
plus foncé, la terre est verdàtre comme une pale 
émeraude, et la Marne est aussi rose que le pétale 
d'une Heur naissante ; nous sommes enveloppés 
dans ces deux hémisphères formés par le ciel et la 
terre, noire aérostat trace son invisible sillage 
au milieu de toutes ces merveilles. Mais peu à peu 
l'harmonie des couleurs se dissipe, les nuages 
passent du violet pourpre à des tons plus gris ; la 
campagne se voile d'une mousseline plus opaque, 
plus foncée, comme un crêpe de deuil. Tout ce 
qui vit va sommeiller au milieu du silence de la 
nuit ! le disque solaire va s'éteindre, comme pour 
dire un dernier adieu à ces vastes prairies qu'il 
égayait, à ces beaux nuages qu'il colorait de 
pourpre et d'or, il jette un dernier feu étincelanl 
sur ces palais enchantés de vapeur. L'air s'embrase 
pendant un instant, il se colore d'une nuance rouge 
orange, comparable aux reilets d'un incendie loin- 
tain; les nuages, l'espace bleu tout à l'heure, Ja 
terre elle-même, se revêtent subitement de cette 
nouvelle parure, et nos yeux aveuglés perdent 
bientôt le pouvoir d'admirer ce reflet de splen- 
deurs, renfermées dans les zones où les ballons 



QUATRIÈME VOYAGE « 

n'ont pas encore pénétré. A peine avons-nous le 
temps de nous rendre compte de ce beau phéno- 
mème, que tout se dissipe avec une rapidité in- 
connue aux crépuscules terrestres, où la lumière 
lutte longtemps contre l'obscurité ; le grand flam- 
beau de notre humble planète vient -de se cacher 
sous l'écran de l'horizon, avec lui meurent la 
lumière et les couleurs ! 

Que ne pouvons-nous maintenir dans l'espace 
notre ballon jusqu'à l'heure de l'aurore, jusqu'au 
moment où le soleil va venir de nouveau animer la 
nature entière! Quels regrets en pensant qu'il va 
falloir regagner la terre, et que demain, à cette 
même place, renaîtront encore, toujours splendi- 
des, toujours nouveaux, d'admirables tableaux co- 
lorés par ces jeux de lumière! Ils ne pourront être 
contemplés par aucun œil humain. Une fois revenu 
sur le plancher terrestre, l'architecture bizarre, 
grandiose des nuages n'est plus la même ; si im- 
posante qu'elle puisse être à terre, elle ne res- 
semble plus à celle qui s'offre au regard de l'aéro- 
naute. Les cumulus, les masses de vapeurs aérien- 
nes, vus d'en bas sur le sol , ou d'en haut dans les 
airs, offrent des aspects différents ; on dirait qu'ils 
ont deux parures distinctes. Contrairement a 
l'agate qui est éblouissante quand un rayon lumi- 
neux la traverse et qui est terne lorsqu'on la place 
sur un objet opaque, les nuages ne revêtent leur 
plus brillant éclat que pour l'œil privilégié qui a 



41 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

pu traverser le grossier épiderme formé par les 
nuées inférieures. 

Mon frère a eu le temps de prendre plusieurs 
croquis de tous ces beaux paysages, et j'ai par 
moments interrompu mes méditations pour lire le 
thermomètre et le baromètre. Notre hauteur 
maxima a été de 3,900 mètres environ. — La 
température minima a été de 5 degrés centési- 
maux au-dessous de zéro. 

Quoique basse, elle n'est pas sibérienne comme se 
l'imaginent ceux que nous avons laissés à terre. 
Nous ne sommes pas véritablement saisis par le 
froid; cela tient sans doute à ce qu'il n'y a pas de vent 
en ballon, et qu'aucune brise ne peut vous fouet- 
ter le visage. Notre respiration n'est nullement 
embarrassée, et la seule remarque que je puisse 
faire, c'est que nos paroles ne se propagent pas 
facilement dans cet air raréfié; il faut un peu crier 
pour se iaire entendre. J'éprouve un certain bour- 
donnement dans les oreilles, une douleur insensible 
dans le tympan ; l'air contenu dans le tuyau auditif 
se dilate par suite de la diminution de pression 
extérieure et peut, dans certains cas, causer une 
véritable souffrance. 

Mangin me lait observer qu'il est bientôt 5 heures 
et qu'il serait prudent de descendre ; le ballon est 
bien équilibré dans l'espace, et il faut jouer de la 
soupape pour le faire osciller, à. mesure que nous 
approchons de terre , le dernier rayonnement de la 



QUATRIÈME VOYAGE 45 

lumière solaire disparaît; les couches d*air se 
foncent et deviennent blafardes, la campagne est 
obscure, et la nuit va la couvrir bientôt de son 
manteau. 

Nous atterrissons mollement dans un champ, aux 
environs de Melun, à Vert-Saint-Denis (Seine-et- 
Marne), en face des bouquets d'arbres qui sont les 
avant-postes de la forêt de Sénart. — Le vent 
nous traîne quelques instants dans la terre labou- 
rée, le ballon se couche sur le flanc ; nous sommes 
couverts de boue et de terre détrempée. 

Triste retour ! c'est le réveil après un beau rêve ! 



CHAPITRE CINQUIEME 

Aicenslon de Paris à Neullly-Saint-Front (Aisne) 
(80 kilomètres on 35 minutes). 

7 février L869. 

Ce voyage offre un remarquable exemple de la 
vitesse extraordinaire que peuvent atteindra les 
courants atmosphériques supérieurs, au-dessus des 
nuages , puisque nous avons parcouru l'espace do 
80 kilomètres en 35 minutes. Voici le récit très- 
exact qui a été publié par un témoin oculaire de 
notre dramatique desrente; nous le rapporterons 
d'abord, avant de parler du voyage. 

Ce récit , dû au maire de Neuilly-Saint-Front, a 
été inséré dans le Journal de l'Aisne le 1 1 février 
1809: 

« Notre commune vient d'être mise en émoi par 
la descente d'un aérostat qui s'est précipité dans les 
ermpagnes environnantes, dans les circonstances les 
plus intéressantes; je suis heureux de pouvoir les 
signaler. 

« Dimanche dernier, 7 février 1809, MM. W. 
de Fonvielle, rédacteur de la Liberté, et Gaston 
Tisfandier, chimiste, directeur du laboratoire de 
l'Union nationale, dans le but de continuer leurs 
études météorologiques, s'étaient élevés de Paris à 



CINQUIÈME VOYAGE 47 

1 1 heures 35 minutes , montés dans la nacelle du 
ballon l'Hirondelle cubant 700 mètres environ. 

« Le vent soufflait déjà furieux, et le départ 
n'eut de comparable que la rapidité de l'oiseau 
dont l'aérostat porte le nom. 

« La course fut de courte durée dans les airs ; 
mais la vitesse fut vertigineuse, puisque à midi dix 
minutes nos jeunes savants touchaient terre une 
première fois à environ 4 kilomètres de Neuilly- 
Saint-Front, après avoir parcouiu une distance qui, 
en ligne droite, est de 80 kilomètres. 

« Dès le départ, quelques fissures s'étaient dé- 
clarées dans l'enveloppe vernie, et nos intrépides 
voyageurs, pour se maintenir à hauteur, avaient 
été forcés de se débarrasser delà plus grande partie 
de leur lest ; il n'était donc plus possible de retarder 
la descente, et le vent, plus violent encore qu'il 
n'était au moment du départ, l'avait rendue très- 
périlleuse. 

« Emportés par la rafale , ils essayent de 
jeter l'ancre ; mais la rapidité de la course l'empê- 
che de mordre suffisamment la terre et, malgré son 
poids de 20 kilogrammes environ, elle semble vol- 
tiger autour d'eux ; elle touche une seconde fois la 
terre, mais c'est pour se briser en morceaux 
contre une roche qu'elle rencontreetqu'ellefait voler 
en éclats. 

« Le ballon , débarrassé du poids de son ancre 1 , 
fait de nouveaux efforts pour s'élever dans les airs ; 



48 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

ils sont impuissants, et le traînage prend alors une 
intensité effrayante. Tantôt la nacelle bondit sur le 
sol , tantôt elle traverse de grosses branches d'ar- 
bres qu'elle brise avec fracas. 

« Cette scène émouvante eut de nombreux té- 
moins, qui constatent que, malgré les obstacles qu'il 
avait rencontrés, l'aérostat avait parcouru une dis- 
tance de près d'une lieue en quatre ou cinq minutes. 

a La course continue, furieuse et terrible; nos 
voyageurs, que l'on peut croire perdus, maintien- 
nent énergiquement du fond de leur nacelle la 
corde de soupape , et le gaz qui s'échappe du ballon 
lui fait perdre de sa force, mais rien de sa rapi- 
dité ; il bondit encore, et cette vitesse n'aurait pas 
de fin si des habitants de Neuilly, accourus en 
toute hâte, et que je suis heureux de pouvoir re- 
niMcier ici, n'étaient pas parvenus, après mille 
efforts, a saisir la corde d'ancre et à arrêter un peu 
l'aérostat qui bondit toujours malgré la grappe hu- 
maine qui se pend à ses cordes. — Il est cependant 
vaincu et il s'affaisse épuisé sur le sol. 

« MM. de Fonvielle et Gaston Tissandier peu- 
vent enfin sortir de leur nacelle ; ils sont couverts 
de sang, mais le premier seul est blessé, et sa 
blessure heureusement est sans gravité; il en est 
quitte pour une foulure et des écorchures que M. le 
docteur Coppeaux , appelé en toute hâte , s'em- 
presse de soigner et que quelques jours de repos 
achèveront de guérir. 



CINQUIÈME VOYAGE 49 

« L'accueil le plus sympathique a été fait à nos 
voyageurs par les membres du Cercle de l'Union et 
par tous les habitants qui se pressaient sur le 
passage. Les voyageurs sont loin d'être décou- 
ragés. Nous pouvons constater au contraire qu'ils 
sont tout disposés, dans l'intérêt de la science, à 
recommencer prochainement leurs périlleuses expé- 
ditions. » 

J. CHARPENTIER, 

Maire de Neuilly-Saint-Front. 

Le traînage dont on vient de lire le récit est 
certainement le plus violent que j'aie jamais eu à 
subir. Pendant que je tirais avec force la corde de 
la soupape, j'ai remarqué que le ballon à moitié 
dégonflé se creusait, et nous entraînait plus vite en- 
core, l'air s'engouffrant avec force dans une cavité 
concave. iNous en avons conclu que dans de telles 
circonstances, il ne fallait pas trop vider l'aérostat, 
afin d'éviter cet effet de concavité de l'hémisphère 
inférieur, effet qui a pour résultat de favoriser l'ac- 
tion du vent. 

Après avoir signalé ce fait qui intéresse l'aéro- 
nautique, nous aborderons le récit de notre 
voyage rapide, et nous examinerons les particula- 
rités météorologiques qui s'en dégagent. 

Au moment du départ de l'usine de la Villette , 
le vent de terre S.-O. est d'une grande force. La 
température est de trois degrés. Des nuages sombres 



50 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

s'étendent dans l'atmosphère. Le ballon l'Hirondelle, 
une fois gonflé, se penche sous l'action du vent 
avec une telle intensité, que par moments son 
équateur touche le sol , et les hommes de la ma- 
nœuvre ont peine à le retenir. 

Nous partons avec la rapidité de la flèche, nous 
traversons à 850 mètres le massif des nuages , et 
nous ne tardons pas à pénétrer à 1,000 mètres au 
sein d'un air chaud, lourd, dont la température 
s'élève jusqu'à 28 degrés. C'est une chaleur acca- 
blante qui fait ruisseler la sueur sur nos fronts ; 
c'est un soleil de plomb qui nous darde ses rayons 
en pleine figure. 

Le ballon tourne sans cesse sur lui-même, 
comme s'il était saisi par des tourbillons. Le ciel est 
pur, et nous voyons, au-dessus des campagnes que 
nous traversons, quelques nuages floconneux qui se 
confondent avec les prairies au-dessus desquelles 
ils sont suspendus ; à l'horizon s'étend un manteau 
de mamelons argentés d'un merveilleux effet. Un 
reste, nous n'avons pas le temps de nous occuper 
de ces observations, car le ballon prend une allure 
qui nous inquiète, l'appendice est flasque et il pa- 
rait se vider. 

Nous jetons constamment du lest, et quatre sacs 
sont vidés coup sur coup. Nous sommes partis à 1 1 
heures 35 minutes, il n'est pas midi et nous voilà 
déjà à bout de ressources. 

Quelques craquements se font entendre au-dej- 



CINQUIEME VOYAGE 51 

sus de nos têtes, le ballon est soumis à de brusques 
rotations, et nous le voyons môme osciller plusieurs 
fois sur lui-môme ; il y a décidément clans l'atmos- 
phère quelque phénomène insolite dont nous 
ne pouvons nous rendre compte (1). 

A midi cinq minutes, le ballon descend avec rapi- 
dité, mais nous voyons que nous nous dirigeons sur 
des carrières, nous entamons le dernier sac de lest, 
et un coup de vent nous jette au-dessus d'une 
plaine très-étendue, à l'extrémité de laquelle s'é- 
tend un bois d'une grande dimension. 

C'est là que nous devons atterrir; l'Hirondelle 
approche de terre, l'ancre est jetée, et la nacelle 
vient se heurter contre le sol avec une force in- 
croyable ; je me pends de toutes mes forces à la 
corde de la soupape, et je vois que Fonvielfe est 
couvert de sang. Le cercle lui a frappé le front et y 
a ouvert une blessure profonde, le sang jaillit en 
abondance. Le choc a été terrible, sec et impitoya- 
ble, la nacelle a heurté la terre comme un projectile. 

Elle rebondit comme une balle et les secousses 
que nous éprouvons sont atroces. Notre ancre voltige 
au-dessus des champs et ne veut pas mordre : on 
dirait un bouchon de liège pendu à un hl ! Nous 
sommes saisis par une force épouvantable, qui 

(1) Il est très-probable que la vitesse considérable du 
courant aérien produisait des remous de tourbillons, qui 
faisaient sentir leur influence sur l'aérostat, habituelle- 
ment si calme et si immobile dans l'atmosphère. 



52 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

tantôt nous fait rebondir dans l'espace et tantôt 
nous précipite contre la terre. 

C'est le traînage qui commence au milieu d'un 
ouragan furieux. 

On a lu, au commencement de ce chapitre, les 
circonstances qui ont accompagné notre descente : 
nous n'y reviendrons pas ; nous ajouterons seule- 
ment que nous avons traversé la surface d'un bois à 
la cime des arbres, dont les grosses branches se 
cassaient sous notre passage. 

Il est regrettable que nous n'ayons pas eu dans 
celte occasion les ressources d'un aérostat plus vo- 
lumineux, en meilleur état, capable de séjourner 
longtemps dans l'atmosphère ; avec une vitesse de 
35 lieues à l'heure nous eussions pu parcourir jus- 
qu'au soir un espace considérable. Mais nos pre- 
mières expéditions aériennes étaient exécutées dif- 
ficilement: en dehors du concours que voulaient 
bien nous prêter quelques aéronautes et quelques 
amis, nous devions tout faire par nos propres 
ressources. 

Le fait le plus important qui soit à signaler dans 
notre ascension du 7 février 1869, est, comme on 
le voit, la présence au-dessus des nuages d'un vé- 
ritable fleuve atmosphérique chaud, dont la tempé- 
rature s'est élevée sans doute dans les régions tropi- 
cales d'où il provenait, à la façon du Gulf-Stream 
océanique . La vitesse inusitée de ce courant n'est 
pas moins remarquable que sa température élevée. 



CHAPITRE SIXIEME 



Ascension de La Villette au cimetière de Cliehy 
(900 mètres en deux heures 30 minutes). 



11 avril 1869. 

Contrairement au voyage aérien qui précède, et 
pendant lequel nous avons été emportés avec une 
vitesse prodigieuse, celui-ci est remarquable par 
l'immobilité presque absolue de l'aérostat. Le ballon 
V Union que nous montions, est resté pendant une 
heure exactement à la même place, à 1,000 mètres 
au-dessus du point de départ, comme s'il avait été 
retenu par un câble. Les feuilles politiques de Paris 
ont mentionné cette curieuse circonstance que le 
public avait attentivement remarquée. Voici ce que 
disaient les journaux à ce sujet : 

« Le ballon, qui dimanche a plané si longtemps 
sur l'usine de la Villette, avait à son bord MM. W. 
de Fonvielle, Gaston Tissandier et l'armateur du 
navire aérien, M. Gabriel Mangin. Jamais un souffle. 
On eût dit une bouée flottante retenue par un câble 
invisible. Après une station de deux heures à 2,000 
mètres, les aéronautes ont jeté l'ancre.... dans une 
avenue du cimetière de Cliehy. » 

Nous donnons le récit de ce curieux voyage tel 



54 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

que nous l'avons publié quelques jours après l'as- 
cension (1). Gomme on va le voir, notre voyage a été 
exécuté par un temps calme principalement pour 
démontrer que les aérostats sont susceptibles de 
fournir un utile concours à l'importante vérification 
de la loi des hauteurs barométriques. 

Nous avons présenté, disions-nous , dans l'exposé 
de l'ascension, au Congrès des sociétés savantes, 
une communication relative à la vérification de la 
loi des hauteurs barométriques à l'aide des aéros- 
tats ; notre rapport a été présenté et appuyé par 
M. Le Verrier, directeur de l'Observatoire de 
Paris. La méthode que nous proposons d'employer 
consiste à viser le ballon de trois stations terrestres 
à l'aide de lunettes astronomiques, afin de détermi- 
ner sa véritable altitule au moyen des mesures 
trigonométriques. 

La route suivie par l'aérostat, directement dé- 
terminée, serait comparée à celle qui serait fournie 
par les indications d'un baromètre anéroïde. — La 
seule objection qu'on ait pu nous l'aire, c'est que les 
visées ne sauraient être assez précises, par suite de la 
prompte disparition de l'aérostat. Nous avons voulu 
donner la preuve du contraire, et nous avons exé- 
cuté, dimanche 11 avril, une ascension qui a fourni 
à notre méthode la plus précieuse démonstration. 

On nous a vus planer pendant une heure et demie 

(1) Le Xalional, 15 avril lt>C9. 



SIXIÈME VOYAGE 55 

à des hauteurs différentes au-dessus de l'usine à gaz 
de la Villette, et nous restions quelquefois pendant 
plus de dix minutes dans un état d'immobilité com- 
plet. De tous les points de Paris on a pu apercevoir 
le ballon Y Union suspendu dans l'espace comme 
une bouée flottante que semblaient retenir mille 
attaches invisibles. Les conditions de l'impor- 
tante vérification que nous proposons sont donc 
nettement établies, et il ne reste plus qu'à tenter 
l'expérience définitive quand nous aurons pu orga- 
niser les postes d'observations terrestres. 

Le départ a eu lieu à trois heures de l'après-midi, 
de l'usine à gaz de la Villette ; le gonflement de 
l'aérostat s'est très-bien opéré, sous l'intelligente 
direction de Gabriel Mangin, qui nous a accompa- 
gnés dans l'air, à bord du ballon YUnion, dont il est 
l'armateur. 

Pendant l'opération du gonflement, J. Duruof 
lançait dans l'air un ballon captif qui devait nous 
indiquer la direction du vent. Du reste, M. Wolff, 
directeur de l'Observatoire de Zurich, a bien voulu 
nous envoyer une dépêche télégraphique pour nous 
donner l'état de l'atmosphère en Suisse (1). 

Nous nous sommes élevés d'abord à 1,800 

(1) Dans la plupart de nos ascensions, nous avons 
réuni de bien utiles renseignements sur l'état de l'at- 
mosphère au-dessus d'une partie de l'Europe, grâce à 
l'obligeance des éminents directeurs des observatoires de 



56 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

mètres au-dessus du sol ; le soleil, qui nous lançait 
des rayons intenses, a dilaté notre gaz et nous a 
bientôt élevés jusqu'à la hauteur de 1,950 mètres. 
La température étaittrès-élevée, le thermomètre mar- 
quait 24 degrés centésimaux, elle s'accroissait sen- 
siblement avec l'altitude, apportant une exception, 
comme cela arrive fréquemment, à la loi des dé- 
croissances des températures, qui, selon nous, n'a 
rien d'absolu dans le voisinage de la surface ter- 
restre. — Le spectacle dont nous jouissions alors 
était admirable : on voyait Paris qui s'étendait sous 
la nacelle, comme une des petites villes en relief du 
musée des Invalides ; l'Arc-de-Triomplie, la place de 
la Concorde et les Tuileries étaient réduits à des 
proportions lilliputiennes, et avec la lunette on dis- 
tinguait encore quelques groupes de promeneurs en 
miniature. De l'autre côté, la Seine se déroulait 
comme un long ruban d'émeraude ; tout autour de 
nous, un vaste cercle de brume épaisse nous cachait 
l'horizon ; des nuages blanchâtres et pommelés cou- 
ronnaient comme d'une auréole lumineuse ce pano- 
rama si imposant et si grandiose. 

Grâce à un jeu de lest bien exécuté, nous avons 
pu parcourir la verticale au-dessus d'un carré d'un 



Madrid, de Genève, de Bruxelles, de Londres, de Pa- 
ris, etc. Nous sommes heureux d'adresser à ces savants 
l'expression de nos remerciments et de notre vive recon- 
naissance. 



SIXIÈME VOYAGE 57 

kilomètre de côté, et pendant plus d'une heure nous 
avons plané presque au-dessus de notre point de 
départ. 

M. Tournier a pu nous viser pendant tout ce 
temps avec une lunette mobile autour d'un pied, 
disposée à l'usine à gaz, et un astronome en plein 
vent, sur les hauteurs de Montmartre, a pu faire 
voir notre aérostat à la foule de ses clients. 

A trois heures et demie, nous avons sacrifié une 
notable proportion de lest ; il faut donc songer à la 
descente. L'air est si calme que nous avançons 
à peine ; cependant nous ne pouvons tomber sur 
les toits de Paris et sur les maisons, qui sont les 
écueils des aéronautes. Nous pensons qu'à la sur- 
face de la terre une brise légère pourra nous éloi- 
gner des fortifications, nous laissons lentement 
descendre l'aérostat, qui en trois quarts d'heure 
arrive enfin au-dessus de Clichy-la-Garenne ; nous 
entendons les cris d'une foule qui nous a suivis des 
yeux, mais les plaines font complètement défaut. 

En face de nous s'étend le chemin de fer de 
l'Ouest que sillonnent les locomotives ; à droite, à 
gauche, de tous côtés, des maisons et des usines.... 
sous nos pas, le cimetière de Glichy. Ce cimetière 
est le seul emplacement convenable pour la des- 
cente ; nous ne sommes pas long à délibérer, et, 
faute de mieux, nous allons atterrir dans la demeure 
des morts. 

Le ballon descend rapidement, une femme qui 



58 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

priait sur une tombe se sauve en pous>anl des cris 
<!e terreur, une nuée de corbeaux s'envolent effarés ; 
noire ancre est jetée au milieu du cimetière, elle 
mord, quelques hommes la saisissent et nous tou- 
chons terre mollement dans une allée. Nous lais- 
sons Gabriel Mangin dégonfler l'aérostat au milieu 
de nombreux spectateurs, et nous revenons à Paris 
dont nous ne nous sommes pas beaucoup éloignés 
en deux heures. Dans notre dernière ascension nous 
avions parcouru, comme on l'a vu dans le chapitre 
précédent, vingt lieues environ en trente-cinq mi- 
nutes; cette fois-ci nous avons mis deux heures trente 
minutes à décrire un chemin de 900 mètres ! On 
voit que l'océan aérien, qui a ses tempêtes comme 
l'Atlantique, a aussi ses calmes plats comme la 
Méditerranée. 

Mon frère, qui nous avait suivis des yeux du 
haut de la butte Montmartre, a eu le temps de venir 
h pied jusqu'à notre lieu de descente, où il nous a 
reçus un des premiers. Gabriel Mangin, qui avait 
reverni à notre intention l'aérostat [Union avec le 
plus grand soin, a pu ramener le soir même son 
ballon à l'atelier. 

Nous espérons, disions-nous le lendemain de 
notre voyage, que cette ascension excitera l'attention 
des savants, et que nous rencontrerons de leur part 
l'appui nécessaire à l'exécution d'un programme 
d'expériences aériennes, qui peuvent jeter une nou- 
velle 1 jmière sur l'usage scientifique de nos aérostats. 



SIXIÈME VOYAGE 59 

Le ballon, nous ne saurions trop le répéter, ajou- 
tions-nous, est un merveilleux appareil qui, trans- 
portant si facilement l'observateur au milieu des 
airs, peut lui permettre de dévoiler le mécanisme 
des mouvements de l'atmosphère , et de four- 
nir par des expériences précises le plus utile 
concours à presque toutes les branches de la 
science. 

Depuis le 11 avril 1869, nous avons souvent 
songé à exécuter ces expériences de la vérification 
de la loi des hauteurs barométriques, que nous 
avions alors en vue. C'est un projet que nous nous 
proposons toujours de mettre à exécution. Mais 
depuis, nous avons pensé qu'au lieu de viser l'aéros- 
tat de plusieurs stations terrestres, pour mesurer sa 
véritable altitude, on pourrait recourir à des haro- 
mètres enregistreurs analogues à ceux que M. Redier 
est parvenu à si bien construire. 

Il suffirait d'emporter dans la nacelle deux baro- 
mètres enregistreurs, fonctionnant tous deux avec 
une rigoureuse exactitude. On garderait un de ces 
instruments dans la nacelle : on descendrait l'autre 
au-dessous de l'aérostat, à l'aide d'une cordelette 
d'une longueur déterminée, de 1,000 mètres par 
exemple. Après les expériences que l'on exécuterait 
à des hauteurs différentes, les comparaisons des indi- 
cations fou; nies par les deux instruments, séparés 
suivant la verticale par une couche d'air d'épais- 
seur connue, apporteraient les élémentsde la solution. 



60 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

Cette méthode aurait l'avantage de ne pas nécessiter 
le concours d'observateurs nombreux ; les aéronautes 
eux-mêmes pourraient obtenir tous les documents 
nécessaires dans la nacelle même. II va sans dire que 
nous ne donnons ici que le principe d'un projet, 
qui nécessite bien de sérieuses études avant d'être 
mis à exécution. 



CHAPITRE SEPTIEME 



Ascension du ballon « le Pôle-Nord » laite au Champ-de- 
Mars au profit de l'expédition de Gustave Lambert. 



26 juin 1869. 

Lors de l'exposition universelle du Champ-de- 
Mars, en 1867, M. Henry Giffard construisit 
le premier ballon captif à vapeur. Deux ans 
après, en 1869, cet habile ingénieur résolut 
d'installer à Londres un engin semblable, mais 
beaucoup plus volumineux, et capable d'enlever 
trente voyageurs à la fois, à 500 mètres d'altitude. 

Le ballon captif de Londres cubait 11,000 
mètres cubes en nombre rond, il dépassait de plus 
du double le volume de l'ancien Géant de Nadar ; 
mais l'aérostat, par suite d'un mauvais vernis, se 
trouva impropre à conserver le gaz hydrogène pur. 
On fut obligé de construire un second ballon pour 
Londres. 

Le premier aérostat devenu disponible, insuf- 
fisant pour le service prolongé d'ascensions captives, 
était excellent pour exécuter un voyage aérien libre. 
Jamais on n'avait conduit dans les airs un globe 
aussi gigantesque. L'idée nous vint de demander à 

4 



€2 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

M. Giffard de nous confier son grand ballon pour 
entreprendre des ascensions scientifiques exécutées 
par plusieurs savants spécialistes. L'éminenl ingé- 
nieur accéda à notre désir. 

Pour faire face aux dépenses considérables des 
ascensions, il était nécessaire de recourir au public 
en lui offrant le spectacle peu commun d'une ascen- 
sion dans un ballon dépassant de dix fois le volume 
des aérostats des fêtes publiques. Nous résolûmes 
de partir du Cbamp-de-Mars. Mais si nous ne vou- 
lions pas que nos futurs voyages aériens pussent 
nous entraîner à des dépenses considérables, nous 
tenions, d'autre part, à ne pas en faire l'objet d'une 
spéculation. Aussi pensâmes-nous à exécuter notre 
voyage au bénéfice d'une grande entreprise digne 
d'intérêt, et qui avait déjà attiré la sympathie gé- 
nérale, à celle de l'expédition au pôle nord, pro- 
jetée par Gustave Lambert. 

A la date du 15 février 1869, j'écrivis a Gustave 
Lambert, que je ne connaissais pas alors, la lettre 
suivante : 

A M. Gustave Lambert, chef de l'expédition au 
pôle nord. 

« Monsieur, 

« M. H. Giffard a bien voulu mettre à notre dis- 
« position un immense aérostat de 10,500 mètres 



SEPTIÈME VOYAGE 63 

« cubes, le plus grand et le plus merveilleux qui 
« ait été construit jusqu'ici. Mon ami M. de Fon- 
« vielle et moi, nous songeons à continuer dans 
« cet admirable ballon nos pérégrinations aériennes, 
« mais comment subvenir aux frais considérables 
« que nécessite un voyage exécuté dans un tel 
« engin? Il faut évidemment recourir au public. 
« Toutefois, nous ne voulons pas, si nous faisons 
« une ascension payante, bénéficier d'aucune 
« recette, nous tenons formellement à rester étran- 
« gers à toute spéculation. 

« Pour tout concilier, voici l'offre que j'ai l'hon- 
« neur de vous faire : 

« Le ballon s'appellerait le Pôle-Nord; il ferait 
« une ou plusieurs ascensions publiques au béné- 
« fice de votre grande expédition dans les mers 
« glaciales. Nous pourrions ainsi continuer avec 
« fruit nos expériences aériennes et imprimer 
« peut-être un nouvel élan à l'œuvre méritante à 
« laquelle vous vous êtes consacré avec un si géné- 
« reux dévouement. Notre patriotisme est outrage 
« en voyant que toutes les nations rivales de la 
« France organisent des expéditions arctiques; 
« apôtre d'une grande idée, vous dépensez votre 
« énergie sans arriver à vos fins; quelle joie pour 
« nous si nous pouvions vous venir en aide; et 
« quel exemple de solidarité scientifique si la navi- 
« eation aérienne allait tendre la main à la navi- 



& 



« galion océanique 



'«* HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

« Il va sans dire, monsieur, que nous vous 
« offrons une place dans la nacelle, en vous faisant 
« observer que votre présence parmi nous ne 
« manquerait pas de contribuer au succès de l'en- 
<■< treprise. 

« Veuillez me croire votre tout dévoué. 

« Gaston Tissandier. » 



Deux jours après, je recevais la lettre suivante: 

A M. Gaston Tissandier, directeur du laboratoire de 
rUnion nationale. 

Paris, 17 février 1869. 
« Monsieur, 

« En arrivant de Gaen, où ma 114 e conférence a 
« reçu un bienveillant accueil, je trouve votre ai- 
« mable lettre et je m'empresse d'y répondre. 

« Ce n'est pas la première fois que je vous dois 
« service . Déjà l'an dernier, et si je ne me trompe, 
« vous avez eu la bonté de changer la date d'une 
« de vos conférences à la mairie de l'Elysée pour 
« faciliter ma mission. 

« Votre proposition, monsieur, me séduit pro- 
« fondement, et plus que je ne saurais le dire. 
« Vous avez touché à une des grandes préoccu- 
« pations de ma vie, et j'ai fait sur la locomotion mé- 



SEPTIEME VOYAGE 65 

« conique dans Vair et dans Veau des recherches 
« étendues, dont une partie a été publiée. 

« L'offre que vous me faites est donc pour 
« moi l'occasion d'une des tentations les plus 
« attrayantes que je puisse concevoir, et c'est avec 
« un chagrin réel, accentué, que je me vois forcé, 
« pour le moment, de renoncer à monter en ballon 
« avec vous. 

« Vous savez comme l'on est en France ; si je 
« paraissais m'occuper de quoi que ce puisse être 
« concurremment à l'œuvre à laquelle je me dévoue 
« corps et âme, je nuirais énormément à mon apos- 
« tolat, et de plus on ne manquerait pas de dire 
« que j'ai coupé la queue de mon chien à la façon 
« d'Alcihiade, pour faire de la pose à côté de mon 
« sujet spécial. — Gela serait ainsi, et je suis bien 
« sûr qu'après réflexion, votre jugement donnera 
« raison à ce lien de fer qui me fait décliner un 
« honneur et un plaisir des plus excessifs. 

« Je regretterais cette situation plus encore, si 
« cela vous empêchait de donner à votre ballon le 
« nom de Pâle-Nord. 

« Je crois que cet hommage de fraternité dans 
« les grandes recherches scientifiques de ce temps 
« serait bien vu de tous, et j'espère que vous con- 
« serverez ce nom, qui ne peut être que profitable 
« à vos expériences ainsi qu'à la tâche terril île que 
« je poursuis contre vents et marées, indifférence 
« et hostilité. Quant à la recette, cela est autre 

i. 



6G HISTOIRE DE MES ASCEiNSIONS 

« chose, et je ne me permets pas d'avoir une opi- 
« nion quelconque sur ce sujet délicat. 

« Toutefois, si vous jugez devoir annoncer qu'une 
« partie de la recette est consacrée à la souscription 
« au pôle nord, mon bulletin hebdomadaire, 
« adressé à tous les comités, constaterait ce fait ; et 
« vous et vos amis seriez classés parmi ceux qui 
« auraient le plus contribué à hâter la réalisation 
« d'une grande œuvre de science et d'initiative, 
« dont le contre-coup en tous genres sera consi- 
<( durable. 

« Je suis ici jusqu'à la fin de la semaine, je 
« serais bien heureux de vous serrer la main très- 
« affectueusement et de causer avec vous. 

« Croyez-moi votre très-sympathique et très- 
« reconnaissant, 

« Gustave Lambert. » 

J'ai raconté, dans les Voyages aériens, l'histoire 
curieuse des démarches qu'il m'a fallu faire, pour 
obtenir la libre disposition du Ghamp-de-Mars, des 
visites innombrables dans les bureaux du ministère 
de la guerre, de la préfecture de police, de la place 
de Paris, etc., etc. Je ne reviendrai pas sur ce récit. 
Je me contenterai d'ajouter ici que voulant entre- 
prendre une ascension sérieuse et véritablement 
scientifique, l'académie des sciences avait bien 
voulu nommer une commission pour discuter le 
programme des observations à faire. Les membres 



SEPTIEME VOYAGE 67 

de cetle commission, MM. le baron Larrey, le 
général Morin et feu Gh. Sainte-Glaire Deville, 
n'ont rien omis pour nous assurer le succès ; leurs 
conseils nous ont été précieux. 

Les dix voyageurs qui devaient faire partie de 
l'expédition étaient MM. Gaston Tissandier, W. de 
Fonvielle, Sonrel, astronome, Amédée Tardieu, doc- 
teur en médecine, chargés des opérations scienti- 
fiques avec l'aide de MM. Moreau, architecte, Menu 
etTournier, chimistes; M. Albert Tissandier devait 
exécuter les dessins météorologiques ; MM. Gabriel 
Mangin et Yon étaient aussi attachés à l'expédition 
comme aéronautes. Ce dernier était le capilaine de 
bord. Il se chargea du gonflement au Champ-de- 
Mars, mais il ne put pas exécuter l'ascension, et je 
fus obligé de prendre la conduite du ballon avec le 
concours de Gabriel Mangin. 

L'Académie des sciences ne tarda pas à publier 
dans ses comptes rendus (séance du 21 juin 1869), 
un long rapport sur les expériences à exécuter dans 
la prochaine ascension de l'aérostat le pôle-nord, 
où se trouvaient exposées les recherches physiques, 
météorologiques et physiologiques qu'il s'agissait 
d'entreprendre. Tous les journaux annoncèrent l'as- 
cension, fixée à la date du 27 juin, et notre entre- 
prise attira vivement l'attention du public. 

M. S. F., notre administrateur, se chargea de 
faire des affiches, d'exécuter la clôture du Ghamp- 
de-Mars au moyen de haies ; la compagnie du gaz 



68 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

établit le tuyau de conduite nécessaire au gonfle- 
ment, tandis que je m'occup3is, avec mes collabo- 
rateurs, de réunir les appareils scientifiques et de 
préparer le gonflement de l'aérostat. Grosse be- 
sogne, puisqu'il s'agissait de manier un matériel 
qui pesait plus de 4,000 kilogrammes, de le munir 
<les engins d'arrêts suffisants, et de le pourvoir 
d'une grande nacelle qu'il fallait faire construire 
dans des proportions spéciales (1). 

Le jour du 27 juin arriva. Le gonflement l'ut 
commencé dès le lever du jour. Plus de cent mille 
personnes arrivèrent aux alentours du Champ-de- 
Mars, mais le public était concentré surtout sur le 
Trocadéro, où l'on ne payait pas, et l'intérieur des 
enceintes payantes ne reçut pas plus de dix mille 

(1) Voici les poids exacts du matériel : 

Étoffe du ballon 1 ,660 kilog. 

Filet 1,236 

Cordes d'équateur 400 

Soupape 110 

Nacelle et cercle 300 

Guide - ropes 500 

Ancre et cordes d'ancre 150 

Total 4,356 kilog. 

Neuf voyageurs et bagages. 700 

Total 5,056 kilog. 

La force ascensionnelle étant de 6,500 kilogrammes 
environ, il restait à enlever 1,500 kilogrammes de lest. 



SEPTIEME V0YAU1S 69 

personnes. Notre entreprise était un échec finan- 
cier. Par suite d'un inconcevable oubli des soixante 
cordes destinées à attacher le filet à la nacelle, le 
départ, qui devait avoir lieu à cinq heures, ne 
s'exécuta qu'à sept heures du soir, au moment où 
la foule commençait à faire entendre des murmures 
peu rassurants. 

L'équilibrage du ballon ne put se faire que dans de 
mauvaises conditions ; les cent-vingt artilleurs qui 
retenaient les cordes d'équateur ne pouvaient obéir 
aux commandements que gênait singulièrement la 
présence d'une foule encombrante. L'ascension s'exé- 
cuta avec une vitesse vertigineuse qui compromit le 
succès de notre voyage. 

Le Pôle-Nord bondit dans l'espace comme une 
fusée, et en moins de trois minutes il atteignit 
l'altitude de 2,850 mètres. Là il fut saisi par un 
courant aérien, en sens inverse du courant inférieur, 
et il revint un moment sur la route, pour reprendre 
un peu plus bas le courant nord-est inférieur. 

Pendant que Sonrel exécute ses expériences avec 
Tardieu, que Fonvielle règle le jeu de lest, je m'oc- 
cupe de l'arrimage de la nacelle, travail pénible, 
baril y a un poids de 500 kilogrammes de cordages 
à descendre, avec deux ancres de 80 kilogrammes. 
Mangin et Menu m'aident avec la plus louable acti- 
vité, et mon frère s'occupe, pendant ce temps, à des- 
siner. Jamais à terre crayon n'avait marché si 
vite ! 



70 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 



Nous nous dirigeons sur Versailles et nous ne 
tardons pas à passer entre les deux étangs de 
Trappes. Le soleil est déjà dans le voisinage de 
l'horizon et les deux pièces d'eau sont éclairées par 
des rayons obliques. Elles apparaissent comme 
deux louis d'or brunis, de l'effet le plus poétique, le 
plus merveilleux. Bientôt le soleil lui-même ne tarde 
pas à se plonger dans la brume. Il prend à ce 
moment une magnifique teinte cramoisie, et son 
diamètre horizontal s'allonge dans une proportion 
étonnante ; on dirait un fanal électrique noyé dans 
le sein d'une nappe d'eau limpide ! 

En effet, de toutes parts des vapeurs transparentes» 
ont surgi dans la campagne, elles cachent le sol 
d'une façon presque complète ; de tous les objets 
terrestres on n'aperçoit que les étangs enflammés 
qui percent ce brouillard comme deux astres ju- 
meaux sombres au fond d'un océan sans rivages. 
Ces vapeurs n'ont rien qui rappelle les nuages : 
plus de mamelons, plus de rides, plus d'ombres, 
tout e^t uniforme, comme la teinte de vagues lim- 
pides et profondes ; la nuance grisâtre a quelque 
chose qui fait songer au lac de Genève par un temps 
de pluie ; c'est une mer infinie. 

Après avoir assisté à l'entrée du soleil dans les 
brumes voisines de l'horizon, petit coucher prélimi- 
naire, nous assistons au vrai coucher astronomique. 
Dans son extinction graduelle l'astre conserve le 
diamètre horizontal beaucoup plus grand que le dia- 



SEPTIÈME VOYAGE 71 

mètre vertical : la môme illusion d'optique continue 
jusqu'au derniers rayons de lumière. 

Aous sommes tous immobiles et silencieux devant 
ce panorama grandiose et saisissant ; mollement 
bercés dans l'atmosphère, loin de la terre, nous 
voyons le grand disque solaire, rouge comme une 
piaque de fonte ardente, disparaître peu à peu dans 
la brume lointaine. 

Après avoir admiré ce spectacle, nous faisons le 
recensement des sacs de lest. Il n'en reste qu'un 
assez petit nombre pour un si gros ballon. La nuit 
est sur le point de nous envelopper de ses ténèbres ; 
continuer notre route serait une imprudence, qui 
pourrait jusqu'à un certain point compromettre le 
succès de notre navigation aérienne. Je prends donc 
à regret la résolution de descendre, et j'examine 
avec une attention soutenue le paysage. Sans inter- 
rompre le jeu de lest, je laisse descendre le ballon 
plus rapidement que jusqu'alors, pas assez cepen- 
dant pour que la banderolle se redresse. 

Je ne tarde pas à voir une plaine d'un aspect riant, 
et je fais ouvrir la soupape, mais le ballon persiste 
à rester en l'air plus longtemps, sans contredit, que 
n'aurait plané un aérostat de force ordinaire. Des 
bois menaçants s'avancent, quelques sacs de lest 
jetés à propos rétablissent l'équilibre. Aussitôt que 
nous avons franchi ce rideau, une nouvelle plaine 
se présente ; elle est couverte de moissons, mais il 
faut à tout prix descendre. Maintenant que l'opéra- 



72 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

tion est commencée il faut qu'elle s'exécute avant 
l'invasion des ténèbres définitives, car les guide- 
ropes ont déjà mordu. On les sent qui tirent, et le 
ballon commence à s'incliner, comme s'il voulait 
donner un coup d'épaule, 

Aussitôt que les guide-ropes sont sortis d'un bois 
où ils semblent vouloir s'accrocher, on les entend 
qui frôlent les herbes ; ils rendent alors un son 
musical ; on ne saurait mieux le comparer qu'au 
froufrou d'une robe de soie. Nous sommes en train 
d'admirer cette mélodie fantastique, lorsque nous 
sentons un choc, mais bien plus léger que celui que 
nous nous attendions à recevoir. Rarement la pre- 
mière caresse de la terre a été aussi douce. Ce choc 
est naturellement suivi d'un ressaut un peu plus vif. 
Nous nous cramponnons à la corde de soupape que 
nous ouvrons béante, et le ballon retombe en avant. 
La nacelle s'incline, et nous commençons le traînage 
par un vent qui, sans être fort, ne manque pas d'une 
certaine vigueur. Les paysans qui nous ont vus pas- 
ser nous ont raconté que nous courions avec la 
"vitesse d'un cheval à la course, et que de temps en 
temps nous faisions des bonds d'une trentaine de 
mètres. Des bonds d'une trentaine de mètres sont 
peu de chose quand on se trouve dans une bonne 
nacelle d'osier flexible renforcée par de solides 
traverses. Les chocs ne sont pas violents, mais le 
panier rase le sol et se penche sur le côté ; nous 
sommes six sur un angle de la* nacelle qui est in- 



SEPTIÈME VOYAGE 73 

clinée sens dessus dessous, et nous recevons dans la 
tête les jambes pendantes de Tardieu et de Tournier, 
qui se cramponnent aux cordages au dessus de 
nous et qui se livrent aux cabrioles les plus invo- 
lontaires. Il est vraiment à craindre qu'un des pas- 
sagers ne soit lancé en dehors de notre véhicule, 
mais nous tenons ferme, et personne ne manifeste la 
moindre frayeur. 

Le traînage , du reste , est très-doux , parce que 
nous pouvons nous mouvoir à notre aise et nous 
cramponner aux différentes parties du bordage. 

Bientôt le ballon commence à s'arrêter. Deux ou 
trois paysans, plus robustes, plus hardis que les 
autres, se précipitent sur nos guide-ropes, aux- 
quels ils se cramponnent avec toute la force que 
peut donner l'humanité à de solides biceps campa- 
gnards. Nous leurs passons la corde de soupape 
qu'ils saisissent à travers les cordages, nos bras 
épuisés commençaient à ne tirer que pour la forme : 
la sortie du gaz, trouvant une ouverture plus grande 
s'accélère. Une fois notre présence devenue inutile, 
nous songeons à nous tirer de la nacelle, et nous 
nous laissons couler les uns après les autres du 
côté des guide-ropes. 

Nous étions à Auneau, petite ville de la Beauce 
(Eure-et-Loir). 

Ainsi se termina cette ascension du Pôle-Nord, 
qui ne devait être que la première partie de nom- 
breux voyages aériens. Mais, comme nous l'avons 

5 



7) HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

dit, les frais de l'ascension ne furent pas couverts 
par le public payant, et il me fallut faire rentrer le 
Pôle-Nord clans son hangar. 

Il ne nous resta de cette entreprise que l'amitié de 
Gustave Lambert, noble soldat de la science, qu'une 
balle prussienne devait frapper au cœur. Notre 
compagnon Sonrel, lui aussi, devait être une des 
victimes du siège de Paris, et il précéda de quelques 
semaines Gustave Lambert dans la tombe. 

Les résultats scientifiques du voyage du Pôle- 
Nord ne furent pas nombreux. Cependant Amédée 
Tardieu rapporta des faits sur le mouvement du 
pouls à différentes hauteurs, et Albert Tissandier 
exécuta plusieurs paysages fort intéressants sur les 
curieux aspects du ciel au moment du coucher du 
soleil. Ajoutons que l'ascension en elle-même offre 
de l'intérêt au point de vue aéronautique, puisque 
nous avons conduit dans les airs le plus grand 
ballon qui ait jamais été construit avant l'aérostat 
captif de 1878. 



CHAPITRE HUITIEME 

\scension de Dijon à la plaine de Rouvres» 

l™aoùt 1869. 

Un peu plus d'un mois après l'ascension de l'aé- 
rostat le Pôle-Nord, Eugène Godard voulut bien 
m'offrir une place dans son ballon, la Ville-de- 
Florence (1), qui devait exécuter, à Dijon, une 
ascension publique le 1 er août suivant. Je n'eus 
garde de refuser, et je pris soin de ne pas manquer 
le rendez-vous. Je quittai Paris dès le matin pour 
arriver par train express à l'heure du départ 
aérien. 

Le 1 er août 1869, à 6 heures 40 minutes, le bal- 
lon est gonflé sur la place de Dijon. Nous sommes 
quatre à prendre place dans la nacelle, Eugène 
Godard, deux voyageurs, MM. Jules Bordet, Du- 
moutier et moi. A 6 heures 45 minutes, nous sommes 
déjà à la hauteur de 1,000 mètres environ. La 
température qui, à terre, était de 26° 5, se trouvait 

(1) Ainsi nommé parce qu'à la suite d'une ascension à 
Florence le ballon de Godard fut accidentellement in- 
cendié. La ville de Florence ouvrit une souscription et 
offrit àl'aéronaute français un nouveau matériel. 



76 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

de 20°. L'atmosphère était peu humide, comme l'in- 
diquait le thermomètre à houle mouillée que nous 
avions installé dans la nacelle. 

A 7 heures 10 minutes, nous marchons vers le 
sud, et nous traversons à une faible hauteur, le 
chemin de fer. Un train passe sous notre nacelle ; 
nous le saluons de notre drapeau : il nous répond 
par un coup de sifflet, salut de la locomotive. Nous 
continuons à descendre pour papillonner au-dessus 
du sol, comme le dit Godard. Par un jeu de lest 
très-habile, notre pilote nous fait, en effet, glisser 
à la cime des arbres et raser les champs à 10 ou 
15 mètres de haut. Le temps est calme et nous pou- 
vons causer tout à l'aise avec les habitants de la 
localité: un peu plus et nous leur serrions la main. 

Un sac de lest est vidé et nous lance de nouveau 
en l'air à une altitude de 300 mètres. Nous traver- 
sons la rivière de l'Ouche ; en nous penchant sur 
le bord de la nacelle, nous voyons l'image du ballon 
qui se reflète avec grâce dans ce miroir liquide. 

Xous poussons un cri, et l'eau nous renvoie 
notre son. Cet écho est général quand on pas^e 
en ballon au-dessus d'une masse d'eau ; souvent 
même il est répété plusieurs fois par les objets ter- 
restres. Il produit toujours un bel et imposant effet 
en troublant le silence des hautes régions. 

A 7 heures 15 minutes nous planons à 1,200 mè- 
tres d'altitude. La température s'esUabaissée, mais 
le thermomètre marque encore 18°. On distingue 



.. 




HUITIÈME VOYAGE 
Le ballon la Ville de Florence traversant l'Ouche. 



HUITIÈME VOYAGE 77 

les cotaux verdoyants qui se déroulent sous la na- 
celle, mais l'horizon commence à se voiler d'une 
brume épaisse. "Nous marchons assez rapidement 
vers des bois encore lointains , où le ciel est noir 
et épais, où la pluie tombe à n'en pas douter. 
Bientôt des éclairs en branche s'élèvent au-dessus 
de la nappe des nuages sombres ; on les voit former 
des ramifications de lumière, au-dessus de la ligne 
des nuées, qui se sépare nettement à l'horizon de 
la voûte céleste supérieure : des roulements de ton- 
nerre retentissent, voix terribles qui nous annon- 
cent qu'il est temps de revenir à terre. Chose sin- 
gulière, l'orage, comme on l'a souvent constaté, 
attire, aspire les ballons ; il se l'ait une diminution 
de pression dans la localité où gronde le ton- 
nerre, il se détermine un vide qui aspire la bouée 
aérienne. 

A terre, le vent augmente, comme nous le mon- 
tre un morceau de papier qui voltige au loin après 
avoir été lancé de la nacelle. II nous précède ; par 
conséquent, il marche plus vite que nous. 

L'orage est imminent. Eugène Godard n'hésite 
\,aï, à opérer la descente ; nous le regrettons tous, 
car il nous reste à bord de nombreux sacs de lest 
qui pourraient nous maintenir de longues heures 
dans les airs. 

Le ballon se pose à terre, dans les bras d'une 
douzaine de paysans qui nous arrêtent. Godard leur 
donne des cordes qu'ils tirent en maintenant l'aé- 



78 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

restai à cinq ou six mèlres au-dessus des champs, 
et il nous fait conduire dans un emplacement où il 
n'y a pas de dégâts à faire. 

Une centaine de bras vigoureux nous font tra- 
verser une route et semblent hésiter à nous poser 
dans un champ voisin. Nous sommes dans les 
plaines de Rouvres, à 12 kilomètres de Dijon. Un 
village est à droite, un autre à gauche ; chaque 
groupe se dispute l'honneur de nous posséder, et 
tandis que les uns veulent mener le ballon d'un 
côté, les autres le tirent d'un autre. Eugène Godard 
rompt la discussion en restant en place. 

Le ballon est en excellent étal, la nacelle est 
remplie de lest ; je supplie mon pilote de garder le 
ballon gonflé pour repartir au clair de lune; mais 
le temps ne nous permet pas de mettre à exécution 
ce beau projet. 

Le vent commence à souffler, le ciel est noir 
et les éclairs sillonnent la nue. Une bourrasque est 
imminente. 

J'aide Eugène Godard à dégonfler son aérostat, 
et à peine cette besogne est-elle terminée, que les 
rafales s'élèvent et soufflent avec impétuosité, nous 
montrant qu'il a été sage de quitter les régions inclé- 
mentes de l'atmosphère. 

Cette ascension de Dijon m'a particulièrement 
intéressé parce que, pour la première fois, j'ai pu 
observer des éclairs dans la nacelle d'un aérostat. 
Nous étions, il est vrai, loin du lieu de production 



HUITIÈME VOYAGE 79 

des décharges électriques, et peut-être n'y a-t-il 
pas à le regretter ; si un ballon gonflé de gaz 
combustible était foudroyé au sein de l'atmosphère, 
les voyageurs qui le montent se trouveraient aussitôt 
condamnés, sans nul espoir de salut, à la mort par 
le feu et par la chute. 

Après cet intéressant voyage, plus d'un an allait 
s'écouler avant que je fisse une nouvelle ascension. 
J'étais loin de soupçonner alors dans quelles condi- 
tions j'allais entreprendre celles dont je vais donner 
le récit. 



CHAPITRE NEUVIEME 

Voyage aérien de Paris assiégé à Dreux. 

30 septembre 1870. 

Je ne retracerai pas ici l'histoire émouvante de la 
poste aérienne pendant le siège de Paris ; le lecteur 
curieux de passer en revue les faits les plus intéres- 
sants qui Font signalée pourra se reporter à l'ou- 
vrage que j'ai publié à ce sujet, au lendemain de 
nos désastres (1). Il me suffira de dire, pour suivre 
le cours de mes campagnes aériennes, qu'après les 
ascensions dont on a lu précédemment le récit, après 
les efforts que nous avions tentés pendant la paix 
pour faire concourir les ballons aux besoins de la 
science, nous devions avoir l'ambition, mon frère 
et moi, d'être au nombre des premiers qui allaient, 
à l'heure de la guerre, affronter le feu de l'ennemi 
du haut des airs. 

Le premier départ aérien s'exécuta le 23 sep- 
tembre 1870. Duruof s'éleva de la place Saint- 



(I) En ballon ! pendant le siège de Paris, souvenirs d'un 
aéronaute, par G. Tissandier, 1 vol. in-18. Paris 
E. Dentu, 1871. 



NEUVIÈME VOYAGE 81 

Pierre, à Montmartre, clans la nacelle du ballon le 
Neptune, dans laquelle nous avions entrepris le 
voyage de Calais au-dessus de la mer du Nord. 
M. Rampont et l'administration des postes n'avaient 
pas encore organisé la construction des ballons- 
poste ; il fallait utiliser les rares aérostats qui exis- 
taient au début de la guerre, dans la capitale inves- 
tie. Gabriel Mangin et Louis Godard suivirent Du- 
ruof dans les airs, le 25 et le 26 du même mois. 

Sur ma proposition, il fut convenu que je parti- 
rais seul dans la nacelle du petit ballon l'Hirondelle, 
appartenant à M. Gitfard, et avec lequel j'avais 
exécuté le voyage de Paris à Neuilly-Saint-Front (1). 
Ce ballon avait changé de nom ; on venait de l'ap- 
peler le Céleste. Ce nouveau baptême ne l'avait pas 
rajeuni ; je ne tardai pas à reconnaître qu'il était 
dans un état déplorable. Mais j'avais promis de 
partir pour emporter des dépêches urgentes; aussi, 
le 30 septembre, dès cinq heures du matin, com- 
mença-t-on le gonflement du Céleste, dont l'étoffe, 
toute gelée pendant la nuit, était devenue roide et 
cassante. 

Le ballon est criblé de trous; une couturière les 
répare tant bien que mal à mesure qu'ils se laissent 
voir. Dans la hâte du départ, on se contente parfois 
d'y coller des bandelettes de papier. Je dois avouer 
que je ne me trouvais alors que médiocrement ras- 

(1) Voyez chapitre V. 

5. 



S2 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

sure. Je vais m'élever, me disais-je. dans ce mé- 
chant ballon usé par l'âge et le service, et cela 
au moment où le canon tonne aux portes de la 
ville ! 

— Ne partez pas, me disent des amis, attendez 
au moins un bon aérostat ; c'est folie de s'aventurer 
ainsi dans un tel esquif aérien. 

Cependant MM. Béchet et Chassinat arrivent de 
la poste avec des ballots de lettres. M. Hervé-Man- 
gon me dit que le vent est très-favorable, qu'il 
souille de l'est et que je vais descendre en Norman- 
die ; le colonel Usquin me serre la main et me 
souhaite bon succès. Puis bientôt M. Ernest Picard, 
alors ministre de l'intérieur, auquel je suis spécia- 
lement recommandé, demande à m'entretenir ; pen- 
dant une heure, il m'informe des recommandations 
que j'aurai à faire à Tours au nom du gouvernement 
de Paris: il me remet un petit paquet de lettres 
importantes que je devrai, dit-il, avaler ou brûler 
en cas de danger. Sur ces entrefaites, le soleil se 
lève, et le ballon se gonfle. Ma foi, le sort en est 
jeté. Pas d'hésitations! Mon frère Albert surveille la 
réparation du ballon. Il bouche les trous avec une 
attention dont il ne se sentirait pas capable, s'il 
travaillait pour lui-même : la besogne qu'il exécute 
si bien, me rassure. Il est certain que je préférerais 
un bon ballon, tout frais verni et tout neuf, mais je 
me suis toujours persuadé qu'il y avait un Dieu pour 
les aéronautes. Je me laisse conduire par ma desti- 



NEUVIÈME VOYAGE 83 

née, les yeux bien ouverts, !e cœur et les bras 
résolus. 
' A 9 heures, ,1e ballon est gonflé, on attache la 
nacelle. J'y entasse des sacs de lest et trois ballots 
de dépêches pesant 80 kilogrammes. 

On m'apporte une cage contenant trois pigeons. 

— Tenez, me dit Van Roosebeke, chargé du ser- 
vice de ces précieux messagers, ayez bien soin de 
mes oiseaux. A la descente, vous leur donnerez à 
boire, vous leur servirez quelques grains de blé. 
Quand ils auront bien mangé, vous en lancerez 
deux, après avoir attaché à une plume de leur 
queue la dépêche qui nous annoncera votre heureuse 
descente. Quant au troisième pigeon, celui qui a la 
tête brune, c'est un vieux malin que je ne donnerais 
pas pour cinq cents francs. Il a déjà fait de grands 
voyages. Vous le porterez à Tours. Ayez-en bien 
soin. Prenez garde qu'il ne se fatigue en chemin 
de fer. 

Je monte dans la nacelle au moment où le canon 
gronde avec une violence extrême (1). J'embrasse 
mes deux frères et mes amis. Je pense à nos soldats 
qui combattent et qui meurent à deux pas de moi. 
L'idée de la patrie en danger remplit mon âme. On 
attend là-bas ces ballots de dépêches qui me sont 

1) À ce moment avait lieu le combat de Chevilly. La 
brigade Susbielle faisait une reconnaissance sur le Bas- 
Meudon. 



S4 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

confiés. Le moment est grave et solennel; nul senti- 
ment d'émotion ne saurait plus m'atteindre. 

Lâchez tout ! 

Me voilà flottant au milieu de l'air ! 

Mon ballon s'élève dans l'espace. avec une force 
ascensionnelle très-modérée. Je ne quitte pas de vue 
l'usine de Vaugirard et le groupe d'amis qui me 
saluent de la main : je leur réponds de loin en agi- 
tant mon chapeau avec enthousiasme, mais bientôt 
l'horizon s'élargit. Paris immense, solennel, s'étend 
à mes pieds, les bastions des fortifications l'entou- 
rent comme un chapelet ; là, près de Vaugirard, 
j'aperçois la fumée de la canonnade, dont le gron- 
dement sourd et puissant, tout à la fois, monte jus- 
qu'à mes oreilles comme un concert lugubre (1). Les 
forts d'Issy et de Vanvesm'apparaissent comme des 
forteresses en miniature ; bientôt je passe au-des- 
sus de la Seine, en vue de l'île de Billancourt. 

Il est 9 heures 50 minutes; je plane à 1,000 
mètres de haut ; mes yeux ne se détachent pas de la 
campagne, où j'aperçois un spectacle navrant qui 
ne s'effacera jamais de mon esprit. Ce ne sont plus 
ces environs de Paris, riants et animés, ce n'est 
plus la Seine, dont les bateaux sillonnent l'onde, où 
les canotiers agitent leurs avirons. C'est un désert, 
triste, dénudé, horrible. Pas un habitant sur les 

il) Le combat de Villejuif venait de s'engager. 



NEUVIEME VOYAGE 85 

routes, pas une voiture, pas un convoi de chemin 
de fer. Tous les ponts détruits offrent l'aspec de 
ruines abandonnées ; pas un canot sur la Seine qui 
déroule toujours son onde au milieu des campagnes, 
mais avec tristesse et monotonie. Pas un soldat, pas 
une sentinelle; rien, rien, l'abandon du cimetière. 
On se croirait aux abords d'une ville antique, dé- 
truite par le temps. Il faut forcer son souvenir 
pour entrevoir par la pensée les deux millions 
d'hommes emprisonnés près de là dans une vaste 
muraille ! 

Il est dix heures ; le soleil est ardent et donne 
des ailes à mon ballon ; le gaz contenu dans le 
Céleste se dilate sous l'action de la chaleur ; il sort 
avec rapidité par l'appendice ouvert au-dessus de 
ma tête, et m'incommode momentanément par son 
odeur. J'entends un léger roucoulement au-dessus 
de moi. Ce sont mes pigeons qui gémissent. Ils ne 
paraissent nullement rassurés et me regardent avec 
inquiétude. 

L'aiguille de mon baromètre Bréguet tourne 
assez vite autour de son cadran, elle m'indique que 
je monte toujours,... puis elle s'arrête au point qui 
correspond à une altitude de 1 ,800 mètres au-dessus 
du niveau de la mer. 

Il fait ici une chaleur vraiment insupportable : le 
soleil me lance ses rayons en pleine figure et me 
brûle ; je me désaltère d'un peu d'eau. Je retire 
mon paletot, je m'assied sur mes sacs de dépêches, 



86 ISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

et, le coude appuyé sur le hord de la nacelle, je con- 
temple en silence l'admirable panorama qui s'étale 
devant moi. 

Le ciel est d'un bleu indigo ; sa limpidité, son 
ton chaud, coloré, me feraient croire que je suis en 
Italie; de beaux nuages argentés planent au dessus 
des arbres. Pendant quelques instants je m'aban- 
donne à une douce rêverie, à une muelle contem- 
plation, charme merveilleux des voyages aériens: je 
plane dans un pays enchanté, monde abandonné de 
tout être vivant, le seul où la guerre n'ait pas en- 
core porté ses maux ! Mais la vue de Saint-Gloud 
que j'aperçois à mes pieds, sur l'autre rive de la 
Seine, me ramène aux choses d'en bas. Je jette 
mes regards du côté de Paris, je n'entrevois plus la 
métropole que sous une mousseline de brume. 

Une profonde tristesse s'empare de moi ; j'éprouve 
la sensation du marin qui quitte le port pour un 
long voyage. Je pars; mais quand reviendrai-je ? Je 
te quitte, Paris, teretrouverai-je? Comment définir 
ces pensées qui se heurtent confusément dans mon 
cerveau? C'est là-bas, au milieu de ce monceau de 
constructions, de ce labyrinthe de rues et de boule- 
vards que j'ai vu le jour ; c'est sous cette mer de 
brume que s'est écoulée mon enfance. C'est loi, 
Paris, qui a su ouvrir mon cœur aux sentiments 
d'indépendance et de liberté qui m'animent. Te 
voilà captif aujourd'hui. 

Pendant que mille réflexions naissent et s'agi- 



NEUVIÈME VOYAGE 87 

tent ainsi dans mon esprit, le vent me pousse tou- 
jours dans la direction de l'ouest, comme l'atteste 
ma boussole. Après Saint-CIoud, c'est Versailles 
qui étale à mes yeux les merveilles de ses mo- 
numents et de ses jardins. 

Jusqu'ici, je n'ai vu que déserts et solitudes, mais 
au-dessus du parc, la scène change. Ce sont des 
Prussiens que j'aperçois sous la nacelle. Je suis à 
1 ,600 mètres de haut ; aucune balle ne saurait m'at- 
teindre. Je puis donc m'armer d'une lunette et 
observer attentivement ces soldats, lilliputiens vus 
de si haut. 

Je vois sortir de Trianon des officiers qui me 
visent avec des lorgnettes, ils me regardent long- 
temps ; un certain mouvement se produit de toutes 
parts. 

Des Prussiens se chauffent le ventre sur le 
tapis vert, sur cette pelouse que foulait aux pieds 
Louis XIV. Ils se lèvent et dressent la tête vers le 
Céleste. Quelle joie j'éprouve en pensant à leur 
dépit. — Voilà des lettres que vous n'arrêterez pas, 
et des dépêches que vous ne pourrez lire ! Mais je 
me rappelle au même moment qu'il m'a été remis 
10,000 proclamations imprimées en allemand à 
l'adresse de l'armée ennemie. 

J'en empoigne une centaine que je lance par 
dessus bord ; je les vois voltiger dans l'air en reve- 
nant lentement à terre; j'en jette à plusieurs re- 
prise, un millier environ, gardant le reste de ma 



£8 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

provision pour les autres Prussiens que je pourrais 
rencontrer sur ma route. 

Que contenait cette proclamation? Quelques 
paroles simples, disant à l'armée allemande que 
nous n'avions plus chez nous ni empereur, ni roi , 
et que s'ils avaient le bon sens de nous imiter, on 
ne se tuerait plus inutilement comme des bétes sau- 
vages. Paroles sensées, mais.jetées au vent, empor- 
tées par la brise comme elles sont venues! 

Le Céleste se maintient à 1,600 mètres d'altitude ; 
je n'ai pas à jeter une pincée de lest, tant le soleil 
est ardent; car il n'est pas douteux que mon ballon 
fuit. Sans la chaleur exceptionnelle de l'atmos- 
phère, mon mauvais navire n'aurait pas été long à 
descendre avec rapidité, et peut-être au milieu des 
Prussiens. En quittant Versailles, je plane au-dessus 
d'un petit bois. Tous les arbres sont abattus au 
milieu du fourré; le sol est aplani, une double ran- 
gée de tentes se dressent des deux côtés de ce paral- 
lélogramme. A peine le ballon passe-t-il au-dessus 
de ce camp, j'aperçois les soldats qui s'alignent; je 
vois briller de loin les baïonnettes; les fusils se 
lèvent et vomissent l'éclair au milieu d'un nuage de 
fumée. 

Ce n'est que quelques secondes après que j'entends 
au-dessous de la nacelle le bruit des balles et la dé- 
tonation des armes à feu. Après cette première 
fusillade, c'en est une autre qui m'est adressée, et 
ainsi de suite jusqu'à ce que le vent m'ait chassé de 



NEUVIEME VOYAGE 89 

ces parages inhospitaliers. Pour toute réponse, je 
lance à mes agresseurs une véritable pluie de pro- 
clamations. 

J'ai toujours remarqué, non sans surprise, que 
3'aéronaute, même à une assez grande hauteur, 
subit d'une façon très-appréciable l'influence du 
terrain au-dessus duquel il navigue. S'il plane au- 
dessus des déserts de craie de la Champagne, il 
sent un effet de chaleur intense, les rayons solaires 
sont réfléchis jusqu'à lui; il est comme un prome- 
neur qui passerait au soleil devant un mur blanc. 
S'il trace, en l'air, son sillage au-dessus d'une forêt, 
le voyageur aérien est brusquement saisi d'une im- 
pression de fraîcheurétonnante, comme s'il entrait, en 
été, dans une cave. — C'est ce que j'éprouve à 10 heu- 
res 45 minutes en passant à 1,420 mètres au-dessus 
des arbres, que je ne tarde pas à reconnaître pour 
être ceux de la forêt d'Houdan. Ma boussole et 
ma carte ne me permettent aucun doute à cet égard. 
Mais ce froid que je ressens, après une insolation 
brûlante, le gaz en subit comme moi l'influence; il 
se refroidit, se contracte, l'aérostat pique une tête 
vers la forêt; on dirait que les arbres l'appellent à 
lui. Comme l'oiseau, le Céleste voudrait-il aller se 
poser sur les branches? 

Je me jette sur un sac de lest, que je vide par 
dessus bord, mais mon baromètre m'indique que je 
descend toujours; le froid me pénètre jusqu'aux os. 
Voilà le ballon qui atteint rapidement les altitudes 



90 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

de 1,000 mètres, ae 800 mètres, de 600 mètres. 
I! descend encore. Je vide successivement trois sacs 
de lest, pour maintenir mon aérostat à 500 mètres 
seulement au-dessus de la forêt; car il se refuse à 
monter plus haut. 

A ce moment, je plane au-dessus d'un carrefour. 
Un groupe d'hommes s'y trouve rassemblé. Grand 
Dieu! ce sont des Prussiens. En voici d'autres plus 
loin ; voici des uhlans, des cavaliers qui accourent 
par les chemins. Je n'ai plus qu'un sac de lest. Je 
lance dans l'espace mon dernier paquet de procla- 
mations. Mais le ballon a perdu beaucoup de gaz, 
parla dilatation solaire, par ses fuites; il est refroidi, 
sa force ascensionnelle est singulièrement diminuée. 

Je ne suis qu'à une hauteur de 420 mètres, une 
balle pourrait bien m'atteindre. 

Heureusement pour moi le vent est vif; je iile 
comme la flèche au-dessus des arbres; les uhlans 
me regardent étonnés, et me voient passer sans que 
nul coup de fusil m'ait menacé. Je continue ma 
route au-dessus de prairies verdoyantes, gracieuse- 
ment encadrées de haies d'aubépine. 

Il est bientôt onze heures, je passe assez près de 
terre ; les spectateurs qui me regardent sont bel et 
bien, cette fois, des braves paysans français, en 
sabots et en blouse. Ils lèvent les bras vers moi; on 
dirait qu'ils m'appellent à eux, mais je suis encore 
bien près de la forêt, je préfère prolonger mon 
voyage le plus longtemps possible. Je me contente 



NEUVIÈME VOYAGE 91 

de lancer dans l'espace quelques exemplaires d'un 
journal de Paris que son directeur m'a envoyés au 
moment de mon départ. Je vois les habitants courit 
après ces journaux, qui se sont ouverts dans leur 
chute, et voltigent doucement sur l'aile du vent. 

Une petite ville apparaît bientôt à l'horizon. C'est 
Dreux avec sa grande tour carrée. Le Céleste des- 
cend, je le laisse revenir vers le sol. Voilà une 
foule de gens qui accourent. Je me penche vers eux 
et je crie de toute la force de mes poumons: 

— Y a-t-il des Prussiens par ici? 
Mille voix me répondent en chœur. 

— Non, non, descendez! 

Je ne suis qu'à 50 mètres de terre, mon guide- 
rope rase les champs, mais un coup de vent me 
saisit, et me lance subitement contre un monticule. 
I^e ballon se penche, je reçois un choc terrible, qui 
me fait éprouver une vive douleur, ma nacelle se 
trouve tellement renversée que ma tête se cogne 
contre terre. — M'apercevant que la descente était 
rapide, vite je m'étais jeté sur mon dernier sac de 
lest; dans ce mouvement le couteau que je tenais 
pour couper les liens qui servent à enrouler la 
corde d'ancre s'est échappé de mes mains, de sorte 
qu'en voulant faire deux choses à la fois, j'ai manqué 
toute la manœuvre. Mais je n'ai pas le loisir de 
méditer sur l'inconvénient d'être seul en ballon. Le 
Céleste, après ce choc violent, bondit à 60 mètres 
de haut, puis il retombe lourdement à terre; cette 



9! HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

l'ois j'ai pu réussira lancer l'ancre, à saisir la corde 
de soupape. L'aérostat est arrêté; les habitants de 
Dreux accourent en foule. J'ai un bras foulé, une 
bosse à la tête, mais je descends du ciel en pays ami ! 

Ali ! quelle joie j'éprouve à serrer la main à tous 
ces braves gens qui m'entourent. C'est une impres- 
sion que je n'oublierai de ma vie. Ils me pressent 
de questions. — Que devient Paris? Que pense-t-on 
à Paris? Paris résistera-t-il ? Je réponds de mon 
mieux à ces mille demandes qu'on m'adresse de 
toute parts. — Je prononce un petit discours bien 
senti qui excite un certain enthousiasme. — Oui , 
Paris tiendra tète à l'ennemi. Ce n'est pas chez cette 
vaillante population que l'on trouvera jamais décou- 
ragement ou faiblesse, on n'y verra toujours que 
ténacité et vaillance. Que la province imite la 
capitale, et la France est sauvée ! 

Je dégonfle à la hâte le Céleste, faisant écarter la 
foule par quelques gardes nationnaux accourus en 
toute hâte. Une voiture vient me prendre, m'enlève 
avec mes sacs de dépêches et ma cage de pigeons. 
Les pauvres oiseaux immobiles ne sont pas encore 
remis de leurs émotions! 

En descendant sur la place, plus de cinquante 
personnes m'invitent à déjeuner, mais j'ai déjà 
accepté l'hospitalité que m'a gracieusement offerte le 
propriétaire delà voiture. Mon hôte a lu par hasard 
mon nom sur ma valise, il a reconnu en moi un des 
voisins de son associé de la rue Bleue. Je mange 



NEUVIEME VOYAGE 93 

gaiement, avec appétit, et je me fais conduire au 
bureau de poste avec mes sacs de lettres parisiennes. 

Je les pose à terre, et je ne puis m'empêcher de 
les contempler avec émotion. Il y a sous mes yeux 
trente mille lettres de Paris. Trente mille familles 
vont penser au ballon qui leur a apporté au-dessus 
des nuages la missive de l'assiégé. 

Que de larmes de joie enfermées dans ces ballots! 
Que de romans, que d'histoires, que de drames peut- 
être sont cachés sous l'enveloppe grossière du sac 
de la poste ! 

Le directeur du bureau de poste entre, et paraît 
stupéfait delà besogne que je lui apporte. Je vois son 
commis qui ouvre des yeux énormes en pensant 
aux trente mille coups de timbre humide qu'il va 
frapper. Il n'a jamais à Dreux été à pareille fête. 
On en sera quitte pour prendre un supplément 
d'employés ; mais la besogne marchera vite : le 
directeur me l'assure. Quand au petit sac officiel, je 
vais le porter moi-même à Tours, par un train spé- 
cial que je demande par télégramme. 

Qu'ai-je à faire maintenant ? A lancer mes pi- 
geons pour apprendre à mes amis que je suis encore 
de ce monde, et pour annoncer que mes dépêches 
"sont en lieu sûr. Je cours à la sous-préîecture, où 
j'ai envoyé mes messagers ailés. On leur a donné du 
blé et de l'eau; ils agitent leurs ailes dans leur cage. 
J'en saisis un qui se laisse prendre sans remuer. Je 
lui attache à une plume de la queue ma petite mis- 



9i HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

sive écrite sur papier lin. Je le lâche ; il vient se 
poser à mes pieds, sur le sable d'une allée. Je 
renouvelle la même opération pour le second pigeon 
qui va se placer à côté de son compagnon. Nous les 
observons attentivement. Quelques secondes se 
passent. Tout à coup les deux oiseaux battent de 
l'aile et bondissent d'un trait à 100 mètres de haut. 
Là, ils planent et s'orientent de la tôle, ils se 
tournent vivement vers tous les points de l'horizon, 
leur bec oscille comme l'aiguille d'une boussole, 
cherchant un pôle mystérieux. Les voilà bientôt 
qui ont reconnu leur route ; ils filent comme des 
Bêches.... en droite ligne dans la direction de 
Paris ! 



CHAPITRE DIXIEME 



Voyage aérien de Paris assiégé à Montpotier (Aube), 
exécuté par Albert Tissantlier. 



11 octobre 1870. 

Pendant le siège de Paris, nous avons exécuté à 
Rouen deux ascensions intéressantes. Avant d'en 
aborder le récit, et de dire dans quelles circonstances 
elles ont été faites, je céderai momentanément la 
parole à mon frère, Albert Tissandier, qui a con- 
duit un des premiers ballons-poste, construit à 
l'atelier de la gare d'Orléans ; on verra comment 
il est venu joindre ses efforts aux miens, pour tenter 
de rentrer dans la capitale investie, et pour contri- 
buer ensuite à l'organisation du service des ballons 
captifs à l'armée de la Loire. 

« Le 14 octobre, je quittai Paris, dit mon frère 
Albert, dans la nacelle du ballon le Jean-Bart, à 1 
heure 15 minutes de l'après-midi. Outre les deux 
voyageurs (MM. RancetFerrand) confiés à mes soins, 
j'emportais avec moi 400 kilogrammes de dépèches ; 
c'est-à-dire cent mille lettres, cent mille souvenirs 
envoyés de Paris par cent mille familles anxieuses ! 

« Cinq pigeons voyageurs, enfermés dans une- 
cage d'osier, étaient tristement serins les uns contre 



96 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

les autres, et faisaient entendre un roucoulement 
plaintif. 

« Par un soleil ardent, nous passons bientôt la 
ligne des forts à 1,000 mètres d'altitude ; nous dis- 
tinguons l'ennemi, et nous voyons des Prussiens en 
grand nombre qui se mettent en mesure de nous 
envoyer des balles, mais nous planons trop loin de 
la terre pour que les armes à feu puissent nous 
faire grand peur; nous entendons cependant les 
balles qui bourdonnent comme des moucbes au- 
dessous de notre nacelle, tout en continuant notre 
voyage jusqu'au-dessus de la forêt d'Armanvilliers. 

« Là, un spectacle de désolation s'offre à nos 
yeux : les maisons, les habitations sont désertes et 
abandonnées ; nul bruit ne s'élève jusqu'à nous, si 
ce n'est celui de l'aboiement rauque et sinistre de 
quelques chiens abandonnés. 

« A ce moment, je vois le ballon se dégonfler 
sensiblement, la partie inférieure de l'étoffe se 
plisse avec un bruit analogue au froufrou de la soie. 
Une sensation de fraîcheur nous saisit en même 
temps, et le baromètre baisse jusqu'au moment 
où nous planons à 500 mètres ; comme il ar- 
rive fréquemment, l'influence de la forêt s'était 
fait sentir sur l'aérostat et avait déterminé sa des- 
cente. Je jette un sac de lest pour éviter de nous 
rapprocher de terre davantage, car je vois des Prus- 
siens campés dans la forêt. 

« On distinguait les travaux de défense habilement 



DIXIEME VOYAGE 97 

organisés pour éviter toute surprise, et les tentes for- 
mant deux lignes parallèles aux extrémités desquelles 
s'élevaient des fascines et des gabions. 

« Un peu plus loin nous apercevons un immense 
convoi de munitions qui couvre la route entière. Il 
est suivi d'une infinité de petites charrettes protégées 
de bâches blanches. Des uhlans accompagnent les 
voitures. A la vue de l'aérostat ils s'arrêtent, et 
nous devinons, malgré la distance qui nous sépare, 
qu'ils nous jettent un regard de haine et de dépit ! 

« Le soleil échauffe bientôt l'aérostat ; le gaz en 
se dilatant le gonfle davantage. Les rayons ardents 
nous donnent des ailes, nous bondissons vers les 
régions aériennes supérieures, nous atteignons 
2,500 mètres et la terre disparaît à nos yeux au 
milieu de brumes vaporeuses. 

« Quelle splendeur incomparable, quelle magni- 
ficence innommée dans cette mer de nuages, 
que semblent terminer des franges argentées aux 
éclats éblouissants ! Au milieu du silence et du 
calme, nous admirons ces sublimes clartés du ciel, 
que je m'efforce de crayonner, pour en garder le 
souvenir. 

« Voilà la nuit qui couvre de son manteau le ciel 
et la campagne. Il faut songer à revenir à terre, à 
regagner le plancher des défenseurs de la patrie. 
Notre direction, au départ, était bien peu rassu- 
rante, car nous allions vers l'est, c'est-à-dire en 
pays conquis. Je pris soin de faire descendre l'aé- 

G 



98 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

rostat lentement, en ménageant le lest pour remon- 
ter au besoin. Le temps était calme, le ballon ne 
perdit pas de gaz ; tout, heureusement, nous favo- 
risait. 

« Nous revoyons bientôt la terre où des paysans 
accourent de toutes parts. Nous entendons leurs 
cris : « Il n'y a pas de Prussiens ici, descendez, 
« descendez. — Vous êtes à Nogent-sur-Seine, à 
o Montpotier, descendez ! » 

« Toutes les clameurs, d'abord un peu confuses, 
nous arrivent enfin distinctement. Je me décide à 
toucher terre. La nacelle se pose, en quelque sorte, 
dans les bras de nos braves compatriotes. Ceux-ci 
nous entourent, émus de nous recevoir, d'entendre 
des nouvelles de Paris. Ils touchent avec joie nos 
sacs de lettres et nos dépêches. 

« Nous emportons vivement dépêches et ballon, 
car les Prussiens sont à quelques kilomètres d'ici ; 
ils ont dû nous voir et peuvent nous surprendre 
d'un moment à l'autre. 

« Nous ne tardons pas ù déguerpir et à nous 
rendre, en toute hâte, à Nogent. Une réception en- 
thousiaste nous est offerte chez le préfet ; nous le 
quittons bientôt, ne voulant pas perdre un instant 
pour atteindre Tours, où notre devoir nous ap- 
pelle. » 

Mon frère ne tarde pas à me rejoindre à Tours, 
où nous avons été bientôt conduits, comme on va le 
voir, à entreprendre de nouveaux voyages.... 



DIXIÈME VOYAGE 99 

Ai'ant d'en l'aire le récit, il me paraît intéressant 
de parler au lecteur du curieux mousquet à ballons 
que les Prussiens ont imaginé pour attaquer les 
ballons-poste. Mon frère et moi, nous n'avons eu que 
l'honneur d'être salués par une simple fusillade ; le 
mousquet a été construit postérieurement à nos- 
ascensions du siège. 

C'est en janvier 1876 qu'il m'a été donné de me 
procurer une pièce rare : une photographie, por- 
tant le timbre de l'usine Krupp et représentant ce 
mousquet à ballons dont les Prussiens se sont servis 
pendant le siège de Paris, dans le but de précipiter 
le navire aérien du haut des airs. 

Dès que le premier ballon-poste fendit la nue, et 
passa les lignes d'investissement, M. de Moltke 
s'adressa au célèbre constructeur prussien ; il lui 
confia le soin d'imaginer quelque machine infernale 
destinée à arrêter l'ardeur des messagers aériens. 
M. Krupp, le « roi de fer, » suivant l'expression 
germanique, construisit aussitôt un mousquet à 
ballon, et l'expédia en toute hâte à Versailles, où, 
d'après ce qui nous a été raconté par quelques-uns 
de nos concitoyens, il fut triomphalement promené 
dans les rues. 

L'appareil consiste en un mousquet, formé d'un 
fort canon métallique, muni d'une crosse et d'une 
hausse. Le canon de l'arme peut osciller dans le 
sens de la verticale, autour d'un axe monté lui- 
même sur un genou qui lui permet de tourner hori- 



109 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

zontalement et de pouvoir ainsi se diriger comme 
uiw> lunette vers tous les points du ciel. Le système 
est adapté sur un cylindre de bronze, solidement 
lixé à un léger chariot à quatre roues, où deux 
chevaux doivent s'atteler. Un petit siège, placé à 
l'arrière de la voiture, est réservé à l'artilleur. 

Aussitôt qu'un liallon-poste s'élevait de Paris, des 
vedettes allemandes déterminaient la direction suivie 
par le globe aérien ; grâce au télégraphe électrique, 
un mousquet à ballon, toujours attelé, pouvait 
presque aussitôt se diriger à bride abattue à la 
rencontre de l'aérostat. Là, un artilleur expérimenté 
dirigeait le canon de l'arme vers la sphère aérienne, 
dont il connaissait le diamètre (1) et dont il pouvait, 
par conséquent, apprécier la distance avec une cer- 
taine approximation ; il visait, et il tirait. 

La plupart des courriers de la poste aérienne ont 
entendu le sifflement des balles à une hauteur assez 
considérable, 800 à 1,000 mètres environ : le 12 
novembre 1870, le ballon-poste le Daguerre fut tra- 
versé par plusieurs balles, et les aéronautes qui le 
montaient se trouvèrent contraints de toucher terre 
à Ferrières où ils furent immédiatement assaillis 
par des cavaliers ennemis. Sont-ce des fusils ou des 



(1) Les Allemands ont pu connaître les conditions de 
construction des ballons-postes soit par des espions, soit, 
plus facilement encore, par les documents publiés par 
quelques journaux. 



DIXIÈME VOYAGE 104 

mousquets à ballon auxquels les Allemands ont dû 
cette capture ? C'est à quoi l'on ne saurait répondre 
d'une façon certaine, mais il n'est pas moins mani- 
feste que les mousquets aérostatiques ont été em- 
ployés pendant toute la durée du siège, et que, 
depuis la guerre, ces engins, d'abord faits à la hâte, 
ont pu être singulièrement perfectionnés. 

Pendant le siège de Paris, le ministre de la guerre 
à Tours lit exécuter, à l'aide des ballons captifs, des 
expériences destinées à connaître la hauteur à la- 
quelle un aérostat se trouve à l'abri des projectiles. 
On reconnut, qu'un ballon de quatre mètres de dia- 
mètre, maintenu à quatre cents mètres d'altitude 
par l'intermédiaire d'une cordelette, n'était pas 
atteint par douze bons tireurs munis de fusils chas- 
sepots, tandis qu'il était toujours transpercé par les 
balles à des niveaux inférieurs. Cette expérience 
est en contradiction avec les récits des aéronautes 
qui, comme nous venons de le voir, ne semblaient 
pas être à l'abri des balles à des hauteurs beaucoup 
plus considérables. Peut-être les tireurs de l'expé- 
rience de Tours perdaient-ils leur adresse dans cet 
exercice anormal d'un tir vertical de bas en haut. 
Quoi qu'il en soit, la question n'est pas résolue. Si 
l'on a des doutes sur la portée dans la verticale des 
armes à feu ordinaires, on ignore plus complète- 
ment encore les effets que sont susceptibles de pro- 
duire des engins spéciaux analogues à ceux que les 
Allemands ont employés : une semblable étude est à 

6. 



102 DIXIÈME VOYAGE 

faire ; elle nécessite des expérimenla'ions rigou- 
reuses, dont les résultats, on le conçoit, oiïrcnt un 
intérêt de premier ordre en ce qui concerne l'orga- 
nisation des ballons militaires. 



CHAPITRE ONZIEME 

Ascension de Rouen (Seine-Intérieure) à Poses (Eure) 

17 novembre 1870. 

Quoique les ballons sphériques dont les aéronautes 
pouvaient disposer pendant la guerre ne soient 
nullement susceptibles d'être pourvus de moteurs 
qui les dirigent, et qu'ils ne constituaient comme 
tous les aérostats ordinaires, que de véritables bouées 
flottantes, qu'entraînent à leur gré les courants 
aériens, il n'était pas impossible de les utiliser, pour 
rentrer dans Paris par la voie des airs. 

Le plan que nous proposions d'adopter pour 
tenter de revenir à Paris par ballon, était très- 
simple. 

On enverra, disions-nous alors, des aéronautes 
avec leur matériel à Orléans, à Chartres, à Évreux, 
à Dreux, à Rouen, à Amiens, dans toutes les villes 
non occupées par l'ennemi, dans loutes celles qui 
sont proches de Paris, et où le gaz de l'éclairage ne 
fait pas défaut. 

Chaque aéronaute aura une bonne boussole, et 
connaissant l'angle de route vers Paris, il observera 
les nuages tous les matins au moyen d'un miroir 
horizontal fixe où sera tracée la ligne se dirigeant au 



104 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

cenire de Paris. Quand il verra les nuages marcher 
suivant cette ligne, c'est-à-dire quand la masse d'air 
supérieure se dirigera sur Paris, il gonflera son 
ballon à la hâte, d ^mandera à Tours, par le télégra- 
phe, des instructions, des dépêches, et il par- 
tira. Son point de départ est à vingt lieues de Paris 
environ; il va chercher une ville qui, en y compre- 
nant les forts, offre une étendue de plusieurs lieues; 
dans de telles circonstances n'a-t-il pas des chances 
nombreuses de la rencontrer? S'il passe à côté, il 
continuera son voyage et descendra plus loin, en 
dehors des lignes prussiennes. Quand le vent sera 
du nord, le ballon d'Amiens pourra partir; lorsqu'il 
soufflera du sud ou de l'ouest, les aérostats 
d'Orléans et de Dreux se trouveront prêts. Avec 
une douzaine de stations échelonnées sur plusieurs 
lignes de la rose des vents, les tentatives seront nom- 
breuses, et les chances de succès se multiplie- 
ront. 

Quand un ballon passera au-dessus de Paris, il 
descendra aussitôt dans l'enceinte des forts. Là, la 
campagne est assez vaste pour que l'atterrissage 
soit facile. Au pis-aller, l'aéronaute pourra risquer 
la descente sur les toits si le vent n'est pas rapide. 
Enfin, s'il manque l'entrée de Paris, il aura la sor- 
tie pour lui, où de nouveaux forts le protégeront. 
Dans tous les cas, il lui sera possible de lancer par- 
dessus bord des lettres et des dépêches. 

Malheureusement ce projet, qui avait d'abord été 



ONZIEME VOYAGE 105r 

adopté, ne fut pas exécuté d'une façon complète. 
Mon frère et moi nous avions choisi Rouen comme 
station de départ, et nous sommes les seuls qui aient 
exécuté deux ascensions. M. Revilliod avait fait pré- 
cédemment une tentative courageuse à Chartres, 
mais son ballon fut inopinément déchiré par le vent 
avant le départ. 

Je ne raconterai pas ici les péripéties de nos pré- 
paratifs. Je me contenterai de dire que, dès le !> 
novembre 1870, le ballon le Jean-Bart, remis à 
neuf et tout frais verni par nos soins, était gonflé 
dans l'île Lacroix, à Rouen. 

J'observe attentivement les nuages, leur direction, 
ma boussole et ma carte à la main. Connais- 
sant l'angle de Rouen avec le méridien astrono- 
mique, et la déclinaison, je puis tracer sur le sol 
une ligne qui s'élend vers le centre de Paris. Nous 
partirons quand les nuages se dirigeront suivant 
cette ligne, quand nos petits ballons d'essai pren- 
dront bien cette direction. Les conditions atmos- 
phériques ne permettent pas encore de lancer le 
ballon dans l'espace. Attendons le nord-ouest; beau- 
coup d'habitants de Rouen regardent comme nous le 
ciel, les girouettes, et se demandent: « Quand le 
vent nord-ouest soufflera-t-il? » 

Les nouvelles que l'on apprend le soir au bureau 
du télégraphe ne sont pas très-rassurantes. Les 
Prussiens sont à sept lieues de Rouen. Si notre départ 
est ajourné, il serait bien possible que les aéronautes. 



10G HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

soient délogés de Rouen. Pendant la nuit, nous fai- 
sons, mon frère et moi, une série de réflexions 
tantôt agréables, tantôt peu rassurantes. Mais notre 
imagination ouvre Paris à nos yeux. La possibilité 
du succès fait oublier celle d'un écbec. 

Le surlendemain, 7 novembre, nous sommes 
réveillés en sursaut. C'est un ancien marin qui a sur- 
veillé le gonflement et qui entre précipitamment -dans 
notre chambre. 

— Messieurs, dit-il tout ému, je crois que le vent 
souffle vers Paris ; voyez donc si je ne me trompe 
pas! 

D'un bond je me précipite sur le balcon de l'hôtel 
où nous logeons. Les nuages se reflètent dans la 
Seine qui s'étend sous mes yeux; ils se dirigent 
bien en effet vers le sud-est, mais il est de toute 
nécessité de confirmer cette observation en lançant 
des ballons d'essai. 

Nous courons à l'usine à gaz. Un petit ballon de 
caoutchouc est gonflé, lancé dans l'espace; lèvent 
de terre le jette d'abord au-dessus de nos têtes, mais 
le courant supérieur lui fait décrire dans le ciel une 
ligne parallèle à celle que j'ai tracée sur le sol et qui 
donne la route de Paris ! Nos cœurs bondissent de 
''oie, d'émotion, d'espérance. 

L'inspecteur du télégraphe est prévenu à la hâte, 
il annonce à Tours notre départ ; une heure après on 
remet entre nos mains la dernière instruction du 
gouvernement. 



ONZIÈME VOYAGE 107 

Le directeur de la poste ne tarde pas à accourir 
avec un nouveau sac de lettres importantes. Nous ren- 
trons précipitamment à l'hôtel prendre nos paquets; 
notre voiture est suivie dans la rue par une foule 
considérable, et un grand nombre de Rouennais 
nous mettent dans la main leurs dernières lettres 
pour Paris. 

A onze heures, mon frère et moi nous montons 
dans la nacelle. Le vent n'a pas varié depuis le matin. 
Nos sacs de dépèches sont attachés au bordage exté- 
rieur. Notre malle, nos couvertures pendent au cer- 
cle du ballon. Une foule si compacte entoure 
l'aérostat que nous procédons avec peine à l'équili- 
brage. On jette à môme dans la nacelle les dernières 
lettres. Une vieille dévote remet à mon frère une 
médaille bénite et une prière qui, dit-elle, nous por- 
teront bonheur. 

On fait reculer la foule. Les marins qui retiennent 
la nacelle se soulèvent sous nos ordres, le ballon 
bientôt s'élève avec majesté au milieu des cris 
d'enthousiasme des spectateurs. 

Le public suit de terre notre direction, et trois 
quarts d'heure après l'ascension le gouvernement 
recevait à Tours le télégramme suivant qu'il publiait 
le lendemain dans son Journal officiel : 

« Inspecteur Rouen à directeur général télégra- 
« phes à Tours. Le ballon le Jean-Bart monté par 
« MM. Tissandier frères est parti à 11 heures ei 



108 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

« demie se dirigeant sur Paris, au milieu des accla- 
« mations. Vent favorable. Temps brumeux, ils font 
« bonne route. Ces messieurs emportent lettres, 
« paquets et dépêches. » 

Le ballon le Jean-Bart, en quittant terre, passe 
au-dessus des gazomètres de l'usine; il bondit mol- 
lement au-dessus desnuages, en traçant dans l'espace 
une courbe gracieuse; puis il s'arrête un instant, 
immobile, hésitant comme l'oiseau qui cherche sa 
route. Il tourne sur son axe, oscille lentement et 
obéit enfin au courant aérien qui l'entraîne. 

Nous sommes à 1,200 mètres d'altitude: la ville 
de Rouen est vraiment admirable, vue du haut de 
notre observatoire flottant. A nos pieds, l'île Lacroix 
d'où nous venons de quitter la terre, se baigne dans 
l'onde azurée de la Seine. Plus loin, le fleuve tra- 
verse la ville, comme un ruban jeté au hasard au 
milieu des maisonnettes d'une boite de jouets de 
Nuremberg. Un soleil d'automne colore de tons 
vigoureux ce délicieux tableau qu'encadre un cercle 
de brume; l'air est semi-transparent, mais le 
coloris de la scène terrestre, pour être moins vif, 
moins éclatant qu'au milieu de l'été, n'en est pas 
moins pur et moins beau. 

La plaine où le ballon s'est gonflé tout à l'heure 
est littéralement cachée sous les têtes humaines, qui 
toutes sont dirigées vers nous ! Les hommes lèvent 
les bras vers le ciel, les femmes agitent leurs mou- 



ONZIÈME VOYAGE 109 

ehoirs. Les vœux de tous nous accompagnent! 
Gomment ne pas être profondément émus de ces 
marques de sympathie qui nous sont envoyées de si 
loin? 

Cependant le Jean-Bart domine bientôt le sommet 
d'une falaise dont le pied est arrosé par les eaux de 
la Seine. Au même moment, mon frère fait une 
observation qui devient une révélation sans prix ! Le 
ballon plane juste au-dessus delà chapelle de Notre- 
Dame-de-Bon-Secours, qui, droite comme un I, est 
perchée sur le rocher,... et cette chapelle, — nous 
l'avons remarqué à terre, — est précisément située 
sur la ligne qui conduit de Rouen au centre de 
Paris ! 

Mon émotion est si vive, ma joie si grande, que 
j'en ai la respiration momentanément arrêtée. Quant 
à mon frère, il regarde, ébahi comme moi, le clo- 
cher dont la pointe aiguë apparaît, comme le sûr 
jalon placé sur le bord de la route. Tous deux im- 
mobiles, silencieux, suspendus dans l'immensité 
céleste, nous avons la même pensée; la même 
espérance fait battre nos cœurs ! 

Il est midi. Le soleil est au zénith. Il y a bientôt 
une heure que le Jean-Bart plane au-dessus des 
nuages, nous n'avons pas encore perdu de vue la 
ville de Rouen. Nous marchons dans le bon chemin 
mais avec une lenteur désespérante ! Le ciel au lieu 
de s'éclaircir se couvre partout d'une brume épaisse 

i 



fIC HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

qui parait s'abaisser lentement vers la terre, comme 
un immense couvercle de vapeurs. Mon frère observe 
attentivement la carte et la boussole pour trouver 
notre route au milieu des détours de la Seine. 

Je ne quille pas de vue mon baromètre, dont 
l'aiguille tourne rapidement autour de son cadran. 
La descente est rapide; le Jean-Bart, au milieu de 
la brume, s'est couvert d'humidité qui charge ses 
épaules. Je vide par-dessus bord un demi-sac de lesl, 
nous remontons bientôt à deux mille mètres de 
haut. 

Le ballon est plongé au milieu d'un brouillard 
foncé, si épais qu'il disparaît à nos yeux. Il ne faut 
pas songer non plus à distinguer la terre noyée sous 
une brume épaisse ; impossible de suivre de l'œil les 
contours de la Seine, précieux points de repère 
échelonnés sur notre route. Nous laissons l'aérostat 
descendre pour chercher à revoir le sol ; mais le 
brouillard est compacte dans toute l'épaisseur de 
l'atmosphère. 

— Il faut, dis-je à mon frère, attendre patiem- 
ment. Dans une heure, nous nous rapprocherons de 
terre pour reconnaître le pays. 

Le lest est semé sur notre route pour maintenir le 
ballon à une altitude de 1,800 mètres. Ce n'est 
plus dans l'air que nous nous trouvons, c'est au 
milieu d'une véritable étuve de vapeur. Il n'y a plus 
rien à voir, rien à faire, qu'à attendre.... et à 
espérer. 



ONZIÈME VOYAGE 111 

Quelle sensation bizarre et charmante tout à la 
fois, que celle de planer dans les airs, au milieu 
d'un brouillard épais! La nacelle paraît immobile, 
et quand on ne remue pas soi-même, aucune trépi- 
dation ne vous dérange. C'est le sentiment du calme 
absolu, inconnu sur la terre, même dans le désert, 
où le vent frôle le sable et produit un bruissement 
monotone. 

Après trois heures de voyage, notre ballon des- 
cend lentement dans l'atmosphère, il traverse le 
manteau de brouillard qui s'étend sur la campagne; 
nous apercevons la terre. Une inspection rapide 
nous fait .connaître sur les replis de la Seine les 
hauteurs des Andelys. Le Jean-Bart a plané sans 
presque avancer; il n'a guère marché plus vite 
qu'une mauvaise charrette. Mais la lenteur de notre 
course n'est pas notre seule remarque; le vent a 
changé de direction, car nous avons laissé la Seine 
déjà bien loin sur la gauche, et c'est toujours à 
notre droite que nous aurions dû l'apercevoir, si 
nous avions continué à nous diriger vers Paris. 
C'est ainsi que, tout à coup, nos beaux rêves s'en- 
volent en fumée ! 

— A quoi bon continuer le voyage? disons-nous; 
en passant la nuit en ballon, nous serons jetés vers 
le sud, sur Orléans peut-être ! Là n'est pas notre 
but. Revenons à terre, peut-être un second essai 
sera-t-il couronné par le succès. Ce n'est que partie 
remise. 



112 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

Un coup de soupape nous jette à cent mèlres au- 
dessus des champs : notre gnide-rope touche terre; 
une foule de paysans accourent de toutes parts. Le 
vent est si faible, l'air est si calme qu'ils rattrapent 
la nacelle en courant. Les voilà qui touchent notre 
câble traînant. 

— Tirez la corde! leur crions-nous. 
Quelques solides gaillards font descendre le Jean- 

Bart lentement, sans secousse, sans que nous ayons 
eu la peine de jeter notre ancre. Jamais meilleure 
descente n'est venue seconder nos efforts; mais 
combien n'aurions-nous pas préféré un traînage, 
au milieu de la tempête, pourvu qu'il ait eu lieu sous 
les murs de Paris. 

Des centaines de spectateurs nous entourent, une 
nuée de mobiles arrivent, car la nacelle a touché 
terre au milieu des avant-postes français. A quel- 
ques milliers de mètres plus loin nous tombions 
chez les Prussiens ! 

Nous demandons où nous sommes. 

— A Poses, nous dit-on. 

— Y a-t-il près d'ici une usine à gaz où notre 
aérostat; qui a perdu des forces pendant le trajet, 
puisse s'arrondir. 

Un chef d'usine des environs, M. L..., met gra- 
cieusement à notre disposition sa maison pour nous 
recevoir, son gazomètre pour nous fournir une cen- 
taine de mètres cubes de gaz. — Mais pour aller 
jusque chez lui, il faut traverser une ligne de che- 



ONZIÈME VOYAGE 113 

min de fer, un fil télégraphique et passer la Seine ! 
C'est bien difficile de faire. arriver jusque-là un bal- 
lon captif. Toutefois nous voulons essayer quand 
même. 

Je harangue la foule et lui demande son aide. 
Mille hourrahs répondent à ma proposition. Je des- 
cends de la nacelle une corde de 50 mètres, pendant 
que mon frère en attache une autre au cercle. Nous 
attelons une cinquantaine d'hommes à chaque câble 
et le ballon captif s'élève à trente mètres de haut. 
Après nous être renseignés sur l'itinéraire à suivre, 
on nous traîne dans la nacelle jusqu'au petit village 
de Poses, où le maire reçoit les voyageurs tombés 
des nues. — Nous voici arrivés sur les rives de la 
Seine, où de vieux bateliers se concertent pour le 
passage de l'aérostat sur l'autre rive. Le temps est 
calme, et malgré la largeur du fleuve, le ballon est 
attaché par deux cordes à un bateau solide, où huit 
rameurs prennent place. Ils se lancent au large; 
c'est merveille de nous voir dans notre panier 
d'osier à 30 mètres au-dessus du courant rapide, 
remorqués par les solides biceps de nos mariniers, 
qui font parvenir le Jean-Bart sur l'autre rive, après 
un travail pénible et plein de danger pour eux. Car 
la moindre brise eût soulevé le ballon et fait chavi- 
rer l'embarcation! Mais ces braves gens sont si 
heureux de venir en aide à des aéronautes, qu'ils 
ne veulent pas connaître d'obstacles ! 

Nous continuons notre route jusqu'à la voie du 



114 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

chemin de fer où les fils télégraphiques se dressent, 
comme ces dragons des Milles et une Nuits qui 
crient au voyageur téméraire : « Tu n'iras pas plus 
loin ! » Comment en effet faire passer un ballon 
captif retenu par des câbles à travers des fils ten- 
dus à quelques mètres du sol ? — Cet obstacle est 
surmonté. Suspendus dans l'air à une vingtaine de 
mètres, nous jetons au-delà des fils une corde que 
saisissent nos conducteurs, tandis que l'on aban- 
donne le câble qui est de l'autre côté des poleaux. 
Bientôt une petite rivière arrête encore notre mar- 
che, mais l'aérostat passe ce dernier Ruhicon et 
arrive enfin à Romilly-sur-Andelle. Notre ballon 
est attaché h des masses de fonte pesantes, nous le 
clouons au sol, où des gardes nationaux le sur- 
veillent. Il passe la nuit dans la prairie, tandis que 
nous jouissons des douceurs de la plus charmante 
hospitalité que puissent recevoir des voyageurs tom- 
bés du ciel. 



CHAPITRE DOUZIÈME 



Ascension de Romilly (Eure) à IleurtrauviUe 
( Seine-Inlérieure ). 



8 novembre 1870. 

Le lendemain, le Jean-Bart a reçu une petite 
ration de gaz qui lui a donné des ailes. Mon frère et 
moi nous observons avec attention l'atmosphère. Le 
vent de terre est du sud-est, mais nous croyons 
remarquer que des nuages très-élevés se dirigent 
dans la direction de Paris. Nous sommes dans le feu 
de l'action, comme les soldats au milieu des fumées 
de la poudre, nous voulons marcher en avant, déci- 
dés à tenter un nouveau voyage à de grandes hau- 
teurs, sans nous soucier de la nuit qui tombe, ni 
des Prussiens qui nous entourent. 

Cette fois, ce n'est plus la même confiance qui 
anime notre esprit, car le courant inférieur est 
complètement défavorable ; mais il me semble de- 
voir nous pousser sur Rouen, où de toute façon il 
faut revenir. Dans le cas d'insuccès, ce trajet serait 
accepté comme un pis-aller favorable. Quant au cou- 
rant supérieur, il est très-élevé ; comment se dissi- 
muler les difficultés à vaincre pour s'y maintenir 



116 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

pendant un temps d'une longue durée ? Nous fai- 
sons la part du possible et du probable, comptant 
beaucoup sur ce je ne sais quoi, qui parfois vous 
vient en aide. 

A quatre heures trente minutes, nous prenons les 
dispositions de départ. Nos valises bouclées à la 
hâte sont attachées au cercle du filet, un dernier 
paquet de lettres qu'apporte le maire de Romilly 
est placé dans la nacelle. Nous montons dans notre 
esquif d'osier ; il fait un temps magnifique, de grands 
nuages blancs se bercent dans l'air, l'heure du cré- 
puscule va sonner, la nature est calme et majes- 
tueuse. 

Le départ s'exécute dans les meilleures condi- 
tions, en présence d'une foule complélement étran- 
gère aux manœuvres aérostatiques. Elle manifeste 
son étonnemenl par le silence et l'immobilité. Tous 
les spectateurs ont les yeux fixés sur l'aérostat; 
quand il quitte terre, les têtes se dressent, les bras 
se lèvent, les bouches sont béantes. 

Je ne me rappelle pas avoir jamais fait d'ascen- 
sion dans des circonstances si remarquables. Nous 
quittons lentement les prairies verdoyantes, les 
lignes de peupliers qui les encadrent. Une légère 
vapeur, opaline, diaphane, couvre ces richesses 
végétales, avant que le manteau de la nuit s'y étende. 
Une indicible fraîcheur, odorante, pénétrante, 
monte dans l'air comme la plus suave émanation, 
elle nous enveloppe, jusqu'au moment où le Jean- 



DOUZIÈME VOYAGE 117 

Bart s'enfonce dans la zone des nuages; jamais je 
n'avais éprouvé cette volupté secrète du voyage 
aérien, ce vertige merveilleux de l'esprit qui s'aban- 
donne à la nature. 

On croirait, en se séparant du plancher terrestre, 
qu'on y laisse quelque chose de soi-même, la partie 
physique, matérielle : ce qu'on emporte avec soi, 
c'est l'idéal. Lisez Gœthe : le poète décrit, quelque 
part, l'impression qu'éprouve l'âme lorsqu'elle se 
sépare du corps au moment du trépas; il y a dans 
cette description poétique, imagée, écrite en un 
style puissant, quelque chose qui rappelle cet aban- 
don des choses terrestres dans la nacelle de l'aéros- 
tat. 

Nous traversons comme la flèche le massif de 
nuages. Impression vraiment curieuse. Pendant le 
passage rapide, c'est une buée légère qui nous en- 
toure, une nébulosité semi-transparente. Puis, au- 
dessus, c'est la lumière resplendissante, c'est le 
spectacle du soleil, qui lance ses rayons ardents sur 
les montagnes de vapeurs, Alpes célestes aux ma- 
melons escarpés, arrondis. Sous les nuages, nous 
avons laissé la nature, presque endormie, somno- 
lente, à l'heure du crépuscule. Au-dessus, nous la 
retrouvons éveillée, pleine de vie, ivre de lumière. 
Quels tons puissants dans ces rayons qui s'échap- 
pent du soleil au déclin, quand on les contemple à 
la hauteur de trente pyramides ! Quels reflets magi- 
ques au milieu de ces vallées vaporeuses, aussi 

7. 



118 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

blanches que la neige des montagnes, aussi étincc- 
lanles que des paillettes adamantines ! 

Dans un de nos voyages, nous avons pu montrer 
un spectacle analogue à un navigateur qui avait 
sondé tous les coins du globe; juché dans la nacelle, 
il admirait, muet d'étonnement. 

— J'ai vu, nous disait-il, le soleil se coucher au 
milieu des glaciers polaires, se perdre dans la mer 
d'azur de la baie de San-Francisco, j'ai vu les gran- 
des scènes que la nature dessine au cap Horn, j'ai 
l'ait le tour du monde, mais jamais pareille scène ne 
s'était ollerle à mes yeux. 

Qu'on ne nous accuse pas d'enthousiasme facile 
ou d'exagération. Quand la nature se mêle de faire 
du beau dans ce monde aérien, elle enfanle d'incom- 
parables merveilles. 

Peu à peu le soleil s'abaisse à l'horizon. Quand il 
va se noyer dans la mer des nuages, il y jette ses 
derniers feux. L'immensité s'embrase, pour s'étein- 
dre tout à coup. 

Ces rayons ardents nous évitent de jeter du lest; 
mon frère retrace, sur son album aérostatique, ce 
tableau céleste aussi fidèlement que crayon peut le 
faire. Quant à moi je surveille l'aiguille du baro- 
mètre. Le soleil nous aspire, nous appelle à lui, et 
' de couches d'air en couches d'air, nous atteignons 
L'altitude de 3,200 mètres. 

A 5 heures l'obscurité est presque complète. Le 
froid ne tarde pas à se faire sentir; aussi l'aérostat, 



DOUZIÈME VOYAGE 119 

plus impressionnable que l'organisme humain, est 
brusquement saisi ; son gaz se contracte, sa force 
ascensionnelle diminue. Il descend avec una grande 
rapidité, revient en vue de terre, où le vent le jette 
sur la Seine, qu'il traverse lentement à 500 mètres 
de haut. Bientôt nous planons au-dessus d'une cam- 
pagne couverte d'arbres, comprise entre deux bras 
du fleuve. C'est la forêt de Rouvray, qui s'étend à 
nos pieds comme un immense tapis de verdure. 

Le vent paraît avoir changé de direclion, il nous 
dirige vers l'Océan. Ce n'est pas encore dans l'en- 
ceinte des forts de Paris, que nous toucherons 
terre ! 

Nous descendons si près du sol, que nos guido- 
ropes, longs de 200 mètres, glissent sur le sommet 
des arbres, s'y accrochent parfois, et impriment de 
violentes secousses à notre nacelle. Nous enten- 
dons distinctement le frôlement des cordes contre 
les feuilles. Elles glissent dans les branches en imi- 
tant le murmure d'un ruisseau qui coule sur un lit 
de cailloux. Quelquefois un bruit secsefait entendre ; 
il est suivi d'un brusque soubresaut de l'aérostat ; 
c'est un de nos câbles qui s'est enroulé autour d'une 
branche qu'il a brisée comme un fétu de paille. 

L'aspect de la forêt est celui d'un immense lit de 
mousse, car, vus d'en haut, les arbres perdent leur 
grandeur. On n'en aperçoit que les cimes. On serait 
presque tenté de sauter à pieds joints sur ce duvet 
qui repose la vue. 



120 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

Au milieu des bois quelques lueurs paraissent 
comme des étoiles qui brilleraient en un ciel 
sombre. Ce sont des paysans qui allument la lampe 
dans leur chaumière. Se doutent-ils qu'un regard 
leur est lancé du ciel? 

Nous ne voulons pas descendre au milieu de la 
forêt, dans la crainte de mettre en pièces le Jean- 
Bart. Quelques poignées de lest nous font remonter 
à un demi-kilomètre dans l'air ; mais voilà qu'une 
circonstance inattendue va prolonger malgré nous 
notre voyage, en nous entraînant encore une fois 
dans les régions supérieures. 

La lune vient de se lever au milieu de l'atmos- 
phère. Elle dissipe les vapeurs suspendues dans 
l'air ; enlève-t-elle aussi l'humidité fixée aux cor- 
dages, à l'étoffe du Jean-Dart ? Nous le supposons, 
car nous remontons, lentement il est vrai, mais 
sans jeter la moindre parcelle de lest, à une hau- 
teur de 2,400 mètres. 

La scène qui s'offre à nos regards, pour avoir 
changé d'aspect n'en est pas moins belle, moins 
saisissante. L'astre des nuits trône sous un dais 
d'argent, formé par une voûte de nuages étince- 
lants. Jusqu'à perte de vue, ses rayons caressent la 
surface des vapeurs atmosphériques, les découpent 
en écailles irisées et se retlètent sur le fond obscur 
des régions inférieures. Il fait ici un froid pénétrant, 
3 degrés au-dessous de zéro, nous nous couvrons de 
nos fourrures, mais nos pieds et nos mains sont litté- 




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DOUZIÈME VOYAGE 121 

ralement gelés. L'action de l'abaissement de tempé- 
rature se fait sentir d'autant plus qu'il y a plus 
longtemps que nous sommes immobiles ; nous finis- 
sons par subir les épreuves d'un réel malaise. La 
lueur indécise de la lune lance sur notre aérostat 
de faibles rayons qui ne suffisent plus à éclairer 
notre baromètre. Nous distinguons à peine son ai- 
guille d'acier. Navigateurs sans boussole, nous 
errons au hasard dans l'immensité de l'atmos- 
phère. 

A 9 heures, nous sommes revenus en vue de 
terre; c'est encore un bras de la Seine qui se dé- 
roule sous nos yeux, comme un serpent d'argent. A 
400 mètres de haut, nous planons au-dessus du 
fleuve où l'ombre du ballon se découpe en une 
grande tache noire. Sur l'autre rive, nous aperce- 
vons encore un immense bouquet d'arbres, serrés 
et touffus, où pas une clairière ne se présente pour 
faciliter notre descente. C'est la forêt de Roumare. 

La nuit est venue, il faut absolument songer à la 
descente ; mais où trouverons-nous une plaine hos- 
pitalière pour jeter notre ancre ? Voilà la Seine, qui 
plus loin revient sur son cours, et, au-delà, à perte 
de vue, une forêt plus vaste encore que les pré- 
cédentes, semble nous défier de ses cimes touffues 
et compactes. C'est la forêt de Mauny. — Quelle 
luxuriante campagne nous traversons du haut des 
airs où l'eau et la végétation se disputent la na- 
ture ! Quel pays riche et verdoyant ! Mais quelle dé- 



ê 

12'^ HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

plorable contrée pour le navigateur aérien, qui ne 
rencontre sous sa nacelle que récifs, écueils et me- 
naces de naufrage ! 

Semant du lest sur notre route, nous maintenons 
le Jean-Barth 300 mètres de haut. Nous épions une 
plainte, mais il n'y a sous nos pieds qu'un amon- 
cellement d'arbres, répandus à profusion sur toute 
la campagne. Le vent est calme, nous sillonnons 
l'espace avec une extrême lenteur. 

A 9 heures 30 minutes, nous sommes en vue d'un 
nouveau bras de Seine que le ballon va traverser 
encore. L'espérance nous l'ait croire que, sur l'autre 
versant, une terre propice à la descente viendra 
prêter son aide aux aéronautes. Nous tombons de 
Gharybde en Scylla? 

Le Jean-Bail s'avance en droite ligne vers le 
milieu de la forêt de Bretonne, qui s'étend jusqu'à 
la mer, où le vent nous dirige, et par surcroit de 
malheur, les rives de la Seine sont hérissées de 
hautes falaises qui nous menacent. Traverser suc- 
cessivement quatre bras de la Seine, et trois forêts 
sans apercevoir un espace vide, c'est comme une 
fatalité qui nous poursuit. Il n'y a peut-être point 
d'autres parties du globe où pareil voyage pourrait 
se faire. Nous sommes à 100 mètres de haut, le 
ballon peut être brisé contre les rochers, s'il ne 
gravit pas les hautes plages aériennes. Mais s'il re- 
monte, le vent le lancera sur la forêt de Bretonne, 
et le poussera jusqu'à la mer où nous courions 




DOUZIÈME VOYAGE 



Desceute du Jean-Bart au milieu de la Seiae, 
en vue de Jumièges. 



DOUZIÈME VOYAGE 123 

grande chance de nous perdre. Tout en faisant ces 
observations peu rassurantes, le Jean-Bart arrive 
au-dessus de la Seine, en vue de Jumiéges. En cet 
endroit le fleuve est d'une grande largeur, il s'étend 
comme un lac immense dont les rayons lunaires 
font le plus admirable miroir. Le moment de l'hé- 
sitation est passé, il faut prendre une résolution 
subite et décisive. Le vent va nous lancer sur la 
rive opposée, contre une falaise énorme ; en un 
instant nous nous pendons à la corde de la soupape. 
Elle s'ouvre béante, fait entendre une musique 
étrange : c'est le gaz qui s'échappe . Nous tendons 
la main, les clapets se ferment avec un bruit sonore 
qu'amplifie la rotondité de la sphère d'étoffe. Nous 
piquons une tête dans la Seine, mais en aéronautes 
experts, nous avons calculé notre chute. Nos cordes 
tombent dans l'eau, y glissent et notre nacelle s'ar- 
rête à 15 mètres au-dessus du fleuve. Sachant imi- 
ter le mouvement de l'oiseau qui se laisse tomber de 
haut, pour effleurer la surface liquide, le Jean-Bart 
a évité la noyade. 

La falaise est un écran immense qui intercepte le 
vent, et l'air est si subitement calme au-dessus de 
la Seine, que notre ballon reste complètement im- 
mobile à quelques mètres au-dessus du fleuve. Le 
courant frappe les cordes traînantes, y clapote avec 
un léger bruissement; la lune éclaire le globe aérien, 
qui, au milieu de ce tableau nocturne, offre un as- 
pect merveilleux. 



121 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

Nous entendons bientôt des clameurs sur le ri- 
vage. Une foule de mariniers sont venus à l'ap- 
proche de l'aérostat tombé des nues. Parmi les cris 
de tous, on distingue quelques voix féminines qui 
se détachent de ce concert humain, comme les Mûtes 
aiguës d'un orchestre. 

— Si ce sont des Prussiens, dit l'une d'elles, 
nous allons les tenir, ils ne nous échapperont pas! 

— Tirez les cordes, répondons-nous en criant 
de toute la force de nos poumons. Amenez-les sur le 
rivage. 

Surcesentrefaites, une barque montée par quatre 
ou cinq hommes vient de paraître à la surface de 
l'eau. L'un d'eux nous crie qu'il arrive à noire 
aide. 

Bientôt en effet les rameurs nous ont rejoints au 
milieu du fleuve, ils saisissent un de nos câbles 
qu'ils amènent péniblement au rivage. On a toutes 
les peines du monde à se faire entendre au milieu 
des clameurs. Le bruit se calme bientôt, et sur nos 
ordres, les mariniers que l'on distingue difficilement 
au milieu de la nuit, tirent notre corde, mais ils s'y 
pendent tous avec un enthousiasme qu'il est impos- 
sible de modérer. Ils s'y cramponnent si brusque- 
ment dans leur ardeur, qu'ils impriment au Jean- 
Bart de terribles secousses. Nos protestations sont 
vaines. Il faut nous contraindre à être secoués dans 
la nacelle comme des feuilles de salade qu'on 
égoutte dans un panier. 



DOUZIÈME VOYAGE 125 

En quelques minutes la nacelle a quitté la Seine, 
nous sommes suspendus au-dessus des peupliers 
qui bordent le chemin de halage. Nous disons aux 
mariniers de conduire le ballon dans un espace 
libre d'arbres. Ils se mettent tous en marche aux 
cris du « oh hisse! » familier aux bateliers. Notre 
ancre est encore pendante et s'accroche à un peu- 
plier, d'où il faut la déloger. C'est tout un travail. 
Mais nous tranchons ce nœud gordien comme 
l'aurait fait Alexandre lui-même. Nous faisons tirer 
les câbles de l'aérostat, par nos remorqueurs, de 
toute la force de leurs biceps. L'arbre cède et 
se casse, non sans une violente secousse de notre 
esquif. 

On arrive enfin au village d'Heurtrauville, dont 
les maisons, assises coquettement au pied d'une 
immense falaise, bordent le cours de la Seine. 
L'aérostat est ramené à terre sur la berge, les sacs 
de lest vides sont remplis de sable, on les entasse 
dans le panier d'osier qu'ils rivent au sol. Nous 
mettons pied à terre. . 

Les femmes qui nous prenaient pour des Prus- 
siens se sont vite détrompées en nous entendant 
parler le langage qui leur est familier. Mais elles 
se figurent maintenant que nous sommes envoyés 
par le gouvernement pour enlever leurs hommes, 
et les enrôler dans l'armée. Décidément ces braves 
Normandes voient dans l'aérostat un oiseau de mau- 
vais augure. Il parait que nos mines ne sont pas 



126 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

trop suspectes, car nos explications ne lardent pas 
à rassurer sur nos intentions la plus belle moitié du 
village d'Heurtrauville. 

Voilà un groupe de paysans qui s'avance avec la 
gravité de présidents de cour. Ce sont des membres 
du conseil municipal précédés de M. le maire. Us 
nous demandent nos papiers. L'un d'eux prend 
connaissance des pièces qui nous ont été données 
par le gouvernement, il les examine avec le sérieux 
d'un changeur qui flairerait un faux billet de 
banque. 

— C'est bien, messieurs, nous sommes à votre 
disposition. 

Nous demandons un piquet de six gardes natio- 
naux pour être de faction pendant la nuit autour du 
ballon, pour empêcher les fumeurs d'y mettre le feu, 
et les curieux de s'en approcher. 

M. le maire donne ses ordres au commandant de 
place. II nous conduit ensuite au Grand-Hôtel de la 
localité. C'est une humble chaumière, un cabaret de 
village, très-propret, fort bien tenu. La patronne 
nous fait les honneurs avec une bonne grâce, ma 
foi , charmante. Elle nous offre sa chambre pour 
passer la nuit. 

De grand cœur nous la remercions, heureux de 
trouver un lit pour nous reposer de nos fatigues et 
de nos émotions. 

Nous dînons dans ce cabaret avec un appétit tout 
aérien. Mon frère et moi nous répondons aux ques- 



DOUZIEME VOYAGE 127 



tions des curieux, faisant l'un et l'autre de la pro- 
pagande aérostatique. . . . 



Nous arrêterons ici notre récit des ascensionspcn- 
dant la guerre, récit que nous avons reproduit 
d'après notre livre En Ballon pendant le siège de 
Paris, où nous renverrons le lecteur curieux de 
connaître la suite de nos aventures. Elles ne s'a- 
dressent plus qu'à l'aérostation captive, aux ballons 
militaires, et ne touchent en rien, par conséquent 
aux voyages aériens proprement dits. 

Nous nous bornerons à ajouter que si les ballons 
du siège ont assuré les communications de Paris 
investi avec la France, ils auraient pu rendre des 
services non moins considérables à l'état d'aérostats 
captifs, destinés à surveiller, du haut des airs, aux 
avant-postes de nos armées, les mouvements de l'en- 
nemi. Pendant que l'armée de la Loire s'organisait 
à Orléans, une compagnie d'aérostiers militaires fut 
créée ; Duruof et Ber taux furent chargés de gonfler le 
premier aérostat militaire. Mon frère et moi, nous ne 
tardâmes pas à nous joindre à ces aéronautes, et 
nous reçûmes l'ordre de transporter notre ballon 
tout gonflé aux avant-postes du camp de Ghilleurs. 
Cent cinquante mobiles s'attelèrent aux quatre cordes 
qui retenaient à terre le globe aérien. Perchés dans 
la nacelle, nous présidions à cette manœuvre d'un 
nouveau genre. Le camp de Ghilleurs était loin, le 



128 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

vent était vif et contraire, le transport n'eut lieu 
que très-lentement. Bientôt la nuit tombe, la lune 
se lève. Quelques paysans accourent, considérant 
avec stupéfaction ce ballon qui se découpe en 
noir sur le ciel éclairé par la lune, et que remorquent 
péniblement à travers champs quelques poignées 
d'hommes pendus aux câbles qui tombent de la 
nacelle. 

Après bien des fatigues, bien des efforts, par un 
temps froid, glacial, le ballon est éventré, mis en 
pièces par une rafale. Un second aérostat est vite 
gonflé, et se tient prêt à obéir aux ordres, côte à 
côte avec le ballon que Duruof doit diriger. Ces 
ballons allaient se trouver mêlés à la déroute d'Or- 
léans, d'où ils s'échappèrent à la dernière heure, 
entassés pêle-mêle avec leurs aéronautes dans le 
fourgon de chemin de fer ; ce fourgon est devenu 
pendant quelques jours notre asile habituel. Il nous 
conduisit au Mans, puis à Laval, vers de nouveaux 
désastres. 

On concevra que lors des ascensions que nous 
avons faites pendant la guerre, nous ne pouvions 
guère songer aux expériences météorologiques; 
mais cependant je n'ai jamais cessé de noter sur 
mon livre de bord les pressions, les températures 
et les circonstances particulières du voyage, effets de 
nuages, etc., tandis que mon frère retraçait par le 
crayon les panoramas aériens. 

C'est seulement en 1871, après les douloureux 



DOUZIÈME VOYAGE 129 

événements de la Commune, qu'il nous fut donné de 
commencer une nouvelle campagne d'aérostation 
météorologique. 



CHAPITRE TREIZIEME 

Ascension de Paris à Lonjunicau (Seine-ct-Oisc). 

20 mai 1872. 

Dans le courant de l'année 1871, M. Henry 
Giffard, auquel la mécanique doit de si belles con- 
quêtes, résolut un problème d'une haute importance : 
la préparation économique de l'hydrogène pur. 
L'appareil imaginé par notre célèbre ingénieur est 
basé sur la décomposition de la vapeur d'eau par le 
fer chauffé au rouge, et sur la réduction par l'oxyde 
de carbone de l'oxyde ainsi formé. 

L'appareil est essentiellement composé de deux 
cylindres. Dans le premier se trouve le coke, qui 
brûle sous l'action d'un courant d'air très-énergique; 
l'oxyde de carbone formé traverse le deuxième 
cylindre contenant du minerai de fer à l'état d'oxyde, 
porte au rouge cet oxyde de fei et le réduit. 

Le fer réduit est alors traversé par un courant de 
vapeur d'eau ; il s'oxyde de nouveau et donne de 
Fbydrogène. Quand la décomposition de l'eau est 
terminée, on fait passer l'oxyde de carbone sur 
l'oxyde de fer qui se réduit à nouveau, et ainsi de 
suite alternativement. La même quantité de minerai 
de fer peut servir indéfiniment. 



TREIZIÈME VOYAGE (31 

On voit que ce système est très-simple, très- 
ingénieux et très-économique. Il a fonctionné à 
plusieurs reprises clans d'excellentes conditions et a 
permis à M. Giffard d'opérer le gonflement de 
petits aérostats, dans lesquels il a bien voulu m'of- 
frir l'occasion d'exécuter plusieurs ascensions. 

Le 29 mai, à midi, l'appareil à gaz, construit sur 
les terrains de l'usine Flaud, au Champ-de-Mars, 
est prêt à fonctionner. Le tirage a été augmenté par 
l'influence d'un jet de vapeur plus énergique que 
dans de précédentes expériences, et les résultats 
sont encore plus favorables. 

Quelques retards inhérents à un premier essai ne 
permettent pas de produire l'hydrogène avant cinq 
heures. 

A ce moment, le gaz se dégage abondamment; il 
passe à travers un épurateur à chaux et vient s'en- 
gager dans un petit aérostat de 400 mètres cubes 
dont Jules Godard opère le gonflement. 

A sept heures du soir, le ballon est gonflé. 
M. Giffard pense d'abord à garder l'aérostat plein de 
gaz jusqu'au lendemain, mais je lui demande de 
partir de suite. La nuit complète ne se fait pas en 
cette saison avant neuf heures. Nous avons deux 
heures devant nous. En remettant au lendemain, on 
risque la pluie ou les rafales pendant la nuit, et le 
ballon pourrait bien être mis en pièces. — Quand le 
vin est tiré, il faut le boire; quand un aérostat est 
gonflé, il faut s'élever. 



132 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

A sept heures dix minutes, Jules Godard et moi 
nous montons dans la nacelle et nous procédons à 
l'équilibrage. Nous avons 80 kilogrammes de lest. 
Notre but est seulement d'exécuter une promenade 
aérienne. Avec des ressources aussi modestes, notre 
ambition doit se borner à faire un simple bond 
aérien. — M. Flaud, député, ses fils, les ingénieurs 
de la maison assistent à l'ascension qui se fait à sept 
heures quinze minutes. 

Nous montons très-lentement ; le ciel est pur, le 
panorama de Paris s'ouvre à nosyeux, éclairé parle 
soleil couchant. Une légère bruine couvre la ville, 
comme d'une mousseline transparente, au-dessus de 
laquelle le Panthéon, le dôme doré des Invalides, 
Notre-Dame, le Nouvel-Opéra, semblent émerger 
comme des récifs au-dessus d'un vaste océan. 

A sept heures trente-cinq minutes le ballon plane 
à une altitude de 720 mètres, la température est de 
12 degrés. Nous marchons vers le sud-sud-ouest. — 
Nous sommes plongés dans un courant aérien, dont la 
vitesse est faible; le ballon ne parcourt certainement 
pas plus de 8 kilomètres à l'heure. A sept heures 
quarante-cinq minutes en effet, notre nacelle est 
suspendue au-dessus des environs de Paris les 
plu:: rapprochés. Nous distinguons en plan les 
maisons ravagées par la guerre; ce spectacle est 
navrant: on croirait voir, de la hauteur où nous 
sommes, un amoncellement de ruines antiques. 

A sept heures cinquante minutes; nous nous rap- 



TREIZIEME VOYAGE 133 

prochons de terre, jusqu'à 200 mètres de hauteur. 
La campagne est luxuriante, nous jouissons d'un 
coup d'oeil splendide, glissant mollement dans l'at- 
mosphère au-dessus d'un tapis de verdure d'une 
incomparable richesse. 

Nous traversons à 180 mètres une belle propriété 
que nous avons su plus tard appartenir à M. le duc 
de Trévise. 

Le voyage se continue au-dessus de Verrières, 
en planant non loin de Longjumeau. A huit heures 
vingt-cinq minutes, nous atterrissons dans un champ 
de blé à Saulx-les-Chartreux. 

Jules Godard fait porter l'aérostat, à l'état captif, 
dans un champ de foin, où nous le dégonflons sans 
faire le moindre dégât. 

A neuf heures vingt minutes du soir nous pre- 
nions le chemin de fer à Longjumeau; une heure 
après nous étions de retour à Paris. 



CHAPITRE QUATORZIÈME 



Ascension de Paris à Combs-la-VIllo (Scine-et-Maruo). 

3 juin 1872. 

L'appareil à gaz de M. GilTard continue à fonc- 
tionner admirablement bien. Le ballon de 400 mètres 
cubes, dans lequel nous avons exécuté l'ascension 
précédente et que Jules Godard a baptisé la Léa, 
est gonflé à cinq heures. Il doit enlever un ingénieur 
de la maison Flaud, M. Corot, Jules Godard et 
moi. — A cinq beures quinze minutes nous cons- 
tatons que, grâce à l'emploi de l'hydrogène pur, le 
ballon a, en effet, assez de force ascensionnelle 
pour nous enlever tous trois. 

A cinq heures quinze minutes, Jules Godard crie 
le « lâchez tout. » Nous nous élevons très-lente- 
ment par un temps admirable. L'aérostat monte à 
1,200 mètres, puis il redescend bientôt, nous pla- 
nons à 600 mètres au-dessus des environs de Choisy- 
lo-Roi (six heures cinquante minutes). 

. La Léa descend encore, et nous voilà bientôt à 20 
mètres seulement au-dessus du sol; Godard, en 
jetant du lest, nous maintient à cette hauteur; le 
vont nous pousse sur la Seine, en vue de Villeneuve- 



QUATORZIEME VOYA.UE 135 

Saint-Georges. Nous suivons un instant le cours du 
fleuve à 15 mètres à peine au-dessus de la surface 
de l'eau. Des bateaux et des bateliers passent sous 
la nacelle, ils sont ébahis à notre vue, et nous avons 
le temps de leur dire quelques paroles. 

Sur la rive, un chasseur passe et nous salue en 
agitant son chapeau. 

À notre gauche s'étend la vallée d' Yères ; nous 
voguons mollement, au-dessus d'un pays admirable, 
le ballon est entraîné avec l'air et plane avec 
majesté. 

Un peu de lest jeté par Jules fait remonter 
l'aérostat à *200 mètres environ ; nous arrivons bien- 
tôt en vue de grandes plaines, où il va falloir descen- 
dre. Il n'y a plus à bord que deux sacs de sable. 

Mais voilà le soleil qui sort d'un nuage épais et 
nous envoie des rayons brûlants. Le gaz de la Léa 
se dilate rapidement, il nous entraîne vers les hautes 
régions.... On monte, on monte toujours!... A 1,800 
mètres de haut, Jules donne plusieurs coups de sou- 
pape pour ne pas aller au-delà, car nous sommes 
pauvres en lest, et il serait téméraire de laisser mon- 
ter trop haut la nacelle, sans songer à l'atterrissage; 
il s'agit de ne pas revenir à terre avec une trop grande 
vitesse, qui croîtrait de minute en minute si le soleil 
venait à se cacher. 

Nous jouissons alors d'un coup d'œil grandiose: 
le soleil, rouge comme du sang, plane au-dessus 
d'un grand rideau de nuages blancs, argentés, ar- 



130 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

rondis avec art; des lignes brillantes entourent son 
disque et l'encadrent. C'est magique ! 

A sept heures, notre ballon descend rapidement, 
il s'avance vers de grandes plaines de blé, où nous 
nous posons doucement sans la moindre secousse 
( sept heures trente minutes ). 

Nous sommes à côté d'une belle propriété. Les 
paysans accourent en foule. 

— Conduisez, crions-nous, le ballon, au moyen 
de ces cordes, devant la mare, en face de la maison. 

Les braves gens obéissent; mais ils sont ébahis de 
voir que nous connaissons la maison et la mare. 

Nous avions vu tout cela de là-haut. 

Le propriétaire de la grande ferme, où nous ar- 
rivons, à Égrenay, près de Combs-la-Ville (Seine- 
et-Marne), est M. Decauville; sa famille nous 
accueille avec la meilleure grâce. On nous invite à 
dîner, on nous choie, on nous questionne. 

M. Decauville nous raconte que, pendant le siège 
de Paris, un aérostat venu de la ville assiégée est 
tombé à la place même où notre ballon s'est posé 
tout à l'heure. Les Prussiens était là, mais les aéro- 
nautes ont pu s'échapper grâce à un brouillard épais. 
M. Decauville a encore cet aérostat dans sa grange, 
il nous le montre en nous disant qu'on n'est jamais 
venu le réclamer. Ce ballon est pourri et perdu. 

A neuf heures M. Decauville nous fait conduire, 
nous et notre ballon, dans sa voiture, jusqu'à la gare 
de Combe-la- Ville. 



QUATORZIÈME VOYAGE 137 

A onze heures nous sommes à Paris. 

Pendant cette ascension, une nappe de cumulus 
est restée constamment suspendue dans l'atmosphère 
à l'altitude de 1 800 mètres. 



CHAPITRE QUINZIEME 

Ascension de Paris à Sainl-Firmiu (Oise). 

8 juin 1872. 

M. le vice-amiral baron Roussin m'ayant depuis 
longtemps exprimé le désir de l'aire une ascension 
aérostatique, M. Giffarda bien voulu m'offrir l'occa- 
sion de mettre ce projet à exécution. Le samedi 8 
juin, le ballon la Léa se gonflait à l'usine Flaud; 
l'appareil à gaz, depuis la première ascension faite 
le 29 mai, fonctionne avec la même régularité et 
toujours avec le même minerai. Le départ avait été 
fixé à cinq heures. 

Dès quatre heures, l'aérostat est prêt: il va s'éle- 
ver avec l'exactitude d'un chemin de fer. 

A cinq heures précises, M. l'amiral Roussin et 
moi, nous montons dans la nacelle. Le vent sud- 
ouest qui, toute la journée, a été assez violent, com- 
mence à tomber. Le ciel est pur, et de grands 
cumulus blancs très-abondants sillonnent l'atmos- 
phère. 

Je procède à l'équilibrage de la nacelle. Nous 
nous élevons avec une assez grande vitesse. 

L'aérostat monte d'un bond à 1,G00 mètres. Nous 
traversons une partie de Paris, que nous apercevons 



QUINZIÈME VOYAGE 139 

tout entier à vol d'oiseau; l'amiral ne se lasse pas 
d'admirer ce panorama, vraiment saisissant quand 
on le contemple surtout pour la première fois. Il 
s'étonne surtout du calme, du silence qui régnent 
dans les plages aériennes où nous voguons. 

Nous passons au-dessus de la gare de l'Ouest, puis, 
quelque temps après, au-dessus de Saint-Denis. Le 
Champ de Mars, que nous avons quitté, est déjà 
loin. 

Je surveille activement l'allure du ballon; l'œil 
sur le baromètre et la main au lest, je m'efforce de 
faire garder à l'aérostat une course horizontale et de 
l'empêcher de descendre trop vite. 

11 tend un instant à revenir vers des niveaux 
inférieurs, mais je jette du lest, et à peine ai-je vidé 
un demi-sac, que le soleil, sortant d'un nuage épais, 
nous lance des rayons ardents qui nous brûlent le 
visage. L'aérostat subit presque immédiatement 
l'effet de cette élévation de température; son gaz se 
dilate, le gonfle, tend son étoffe sur le filet et le fait 
monter avec rapidité vers les hautes régions atmos- 
phériques. 

Le baromètre métallique indique successivement 
des hauteurs de 1,200, 1,400, 1,600 mètres d'alti- 
tude. Nous arrivons bientôt à 1,700 mètres, puis à 
1,900 mètres, et, cette fois, nous avons dépassé un 
nuage blanc d'une grande épaisseur, que nous lais- 
sons à 50 ou 60 mètres au-dessous de la nacelle. 

Avec un si petit ballon et si peu de lest, il serait 



140 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

imprudent de gravir des régions supérieures à celles 
où nous sommes plongés ; mais il n'est pas facile de 
maîtriser l'ardeur de l'aérostat; je suis obligé de 
donner successivement cinq ou six coups de sou- 
pape. 

Au moment où nous redescendons, à 5 heures 40 
minutes, un remarquable phénomène d'optique, ana- 
logue au spectre d'Ulloa, s'est offert à nos yeux. 

A 5 heures 35 minutes du soir, le ballon, comme 
je l'ai dit, avait dépassé les beaux cumulus blancs qui 
s'étendaient horizontalement dans l'atmosphère; 
nous planons au-dessus d'un vaste nuage ; le soleil 
y projette l'ombre assez confuse de l'aérostat, qui 
nous apparaît entouré d'une auréole aux sept cou- 
leurs de l'arc-en-ciel. A peine avons- nous le temps 
de considérer ce premier phénomène, que nous des- 
cendons de 50 mètres environ. Nous passons alors 
tout à côté du cumulus qui s'étend près de notre 
nacelle et forme un écran d'une blancheur éblouis- 
sante, dont la hauteur n'a certainement pas moins 
de 70 à 80 mètres. 

L'ombre du ballon s'y découpe, cette fois, en une 
grande tache noire, et s'y projette à peu près en 
vraie grandeur. Les moindres détails de la nacelle, 
l'ancre, les cordages, sont dessinés avec la netteté 
des ombres chinoises. Nos silhouettes ressortent 
avec régularité sur le fond argenté du nuage ; nous 
levons les bras, et nos Sosies lèvent les bras. L'om- 
bre de l'aérostat est entourée d'une auréole ellipti- 



QUINZIÈME VOYAGE [M 

que assez pâle, mais où les sept couleurs fin Spectre 
apparaissent visiblement en zones concentriques. 
La température était de 14 degrés centigrades en- 
viron : l'altitude, de 1,900 mètres. Le ciel élait très- 
pur et le soleil très-vif. Le nuage sur la paroi verti- 
cale duquel l'apparition s'est produite avait un volu- 
me considérable et ressemblait à un grand bloc de 
neige en pleine lumière. Nous étions nous-mêmes 
entourés d'une certaine nébulosité, car la terre ne 
s'entrevoyait plus que sous un brouillard indécis. 

Des observations analogues ont été faites plu- 
sieurs fois déjà par quelques aéronautes ; mais je ne 
crois pas que l'on ait jamais vu, jusqu'ici, l'ombre 
d'un ballon se découper sur un nuage avec une in- 
tensité telle qu'on eût dit un effet de lumière élec- 
trique. Le spectacle qu'il nous a été donné de con- 
templer était vraiment saisissant, et ce genre de 
spectre aérostatique doit être certainement consi- 
déré comme une des plus belles scènes aériennes 
qui puisse s'offrir au voyageur en ballon. Laprésence 
d'une auréole autour de l'ombre, complète ce tableau 
étrange; elle semble trouver son explication dans les 
faits décrits par les physiciens sur les franges iri- 
sées. Cependant, comme nous le verrons dans la 
suite, il y a quelques remarques à faire au sujet de 
cette hypothèse. 

Notre descente, après une heure cinq minutes de 
voyage, s'est opérée -au-delà de Chantilly, près de 
la gare dé Saint-Firmin, à 45 kilomètres de Paris. 



142 HISTOIKE DE MES ASCENSIONS 

On voit, d'après ce trajel, que le vent soufflait du 
sud-sud-ouest, avec une vitesse de plus de 12 mè- 
tres à la seconde. La direction des courants aériens 
avait brusquement tourné; les jours précédents, le 
vent oscillait entre le nord-est et le nord-ouest 
C'est ainsi que, dans quatre ascensions exécutées 
antérieurement, depuis le 29 mai, par nous et par 
d'autres aéronautes, l'aérostat a chaque fois touché 
terre vers le sud de Paris. 

Il nous a été donné dans la suite de mieux obser- 
ver encore les curieuses auréoles aérostatiques 
dont nous venons de parler ; mais nous voulons dès 
à présent donner au lecteur quelques renseignements 
sur les phénomènes de même nature qui ont précé- 
demment été observés, soit en montagne, soit en 
ballon. 

Il y a fort longtemps que ces phénomènes, quel- 
que exceptionnels qu'ils soient, ont été signalés; 
depuis des époques très-reculées, la montagne du 
Brocken, célèbre dans le Hailz, en Hanovre, a été 
réputée comme le théâtre habituel d'apparitions 
extraordinaires. Les paysans du pays vous parlent 
encore aujourd'hui du Brocken avec un certain 
effroi; ce sommet, qu'ils croient ensorcelé, leur ins- 
pire des terreurs superstitieuses; ils redoutent d'en 
faire l'ascension à l'heure du lever du soleil, car 
c'est à ce moment surtout que, d'après leurs récils, 
des spectacles étranges apparaissent au sein de l'air; 
c'est au lover du jour que des ombres colossales 



QUINZIEME VOYAGE 143 

surgissent des amas de nuages. Quand ils se hasar- 
dent à gravir les rampes escarpées de la montagne, 
ils montrent au voyageur, durant la route, certaines 
pierres granitiques qu'ils appellent Yautelde la sor- 
cière ou le rocher magique; ils s'arrêtent devant la 
fontaine enchantée; ils vous racontent que les ané- 
mones du Brocken sont douées de vertus particu- 
lières. D'après l'affirmation des archéologues alle- 
mands, ces dénominations remonteraient au temps 
où les Saxons adoraient encore leurs anciennes 
idoles, alors que le christianisme commençait à 
dominer les esprits des populations de la plaine. Il 
est probable que le spectre du Brocken, dont nous 
allons entretenir nos lecteurs, s'est souvent montré 
à cette époque, comme de nos jours, et qu'il avait sa 
part des tributs d'une idolâtrie superstitieuse. 

Un des premiers observateurs qui ait donné une 
description exacte et rationnelle du spectre du Broc- 
ken est le voyageur Hane, qui l'aperçut en l'année 
1792. Avec une persévérance infatigable, ce natu- 
raliste se rendit plus de trente fois au sommet du 
Brocken, sans que l'apparition se révélât à ses yeux. 
Mais sa ténacité eut enfin sa récompense. Un certain 
jour du mois de mai, Hane a gravi le Brocken; il 
est arrivé au sommet de la montagne à quatre heures 
du matin. Le temps est calme, le vent chasse devant 
lui une nuée de brouillards opalins, de vapeurs 
indécises qui ne sont pas encore métamorphosées en 
nuages. Le soleil se lève à 4 heures 15 minutes. 



H4 UhSTOIRE DE MES ASCENSIONS 

L'heureux observateur voit son ombre prodigieu- 
sement amplifiée se découper sur le rideau des bru- 
mes ; il porte sa main à son chapeau, et la grande 
silhouette fait le môme geste. Plus tard, en 1862 un 
peintre français, M. Stroobant, aperçut nettement 
k spectre de Brocken ; l'ombre du voyageur se des- 
sina sur les nuages, ainsi que celle d'une tour du 
voisinage. Ces silhouettes étaient vagues, leurs con- 
tours mal définis, mais elles apparaissaient, nette- 
ment entourées d'un contour lumineux formé des 
sept couleurs de Parc-en-ciel. 

Au siècle dernier, Bouguer et Ulloa, envoyés à 
l'équateur avec la Gondamine pour mesurer le degré 
terrestre, observèrent des phénomènes du môme 
ordre pendant leur séjour sur la Pichincha. Ulloa, 
qui a donné son nom à ces effets de lumière, a dé- 
crit avec précision l'apparition, devenue classique, 
qui se manifesta sous ses yeux. « Je me trouvais, 
dit-il, au point du jour sur le Pambamarca, avec 
six compagnons de voyage; le sommet de la monta- 
gne était entièrement couvert de nuages épais; le 
soleil, en se levant, dissipa ces nuages; il ne resta à 
leur place que des vapeurs légères qu'il était pres- 
que impossible de distinguer. Tout à coup, au côté 
opposé à celui où se levait le soleil, chacun des 
voyageurs aperçut, à une douzaine de toises de la 
place qu'il occupait, son image réfléchie dans l'air 
comme, dans un miroir ; l'image était au centre de 
dois arcs-en-ciel nuancés de diverses couleurs et 



QUINZIÈME VOYAGE 1*5 

entourés à une certaine distance par un quatrième 
arc d'une seule couleur. La couleur la plus exté- 
rieure de chaque arc était incarnat ou rouge ; la 
nuance voisine était orangée; la troisième était 
jaune, la quatrième paille, la dernière verte. Tous 
ces arcs étaient perpendiculaires à l'horizon; ils se 
mouvaient et suivaient dans toutes les directions la 
personne dont ils enveloppaient l'image comme une 
gloire. Ce qu'il y avait de plus remarquable, c'est 
que, bien que les sept voyageurs fussent réunis en 
un seul groupe, chacun d'eux ne voyait le phéno- 
mène que relativement à lui et était disposé à nier 
qu'il fût répété pour les autres. » 

Kaemtz sur la cime de quelques montagnes alpes- 
tres, Scoresby dans les régions polaires, Raymond 
clans les Pyrénées, de Saussure sur le mont Blanc, 
M. Boussingault dans les Gordillières, ont confirmé 
depuis ces récits intéressants, par leurs propres 
observations. Mais ces beaux phénomènes se mani- 
festent bien plus souvent aux yeux des aéronautes 
quand ils sillonnent une atmosphère chargée de 
nuages. MM. Glaisher, Flammarion, de Fonvielle et 
moi, nous les avons décrits plusieurs fois depuis 
quelques années. Nous reviendrons plus loin sur 
des scènes analogues. 



CHAPITRE SEIZIÈME 



Voyage de Paris à Meaux ( ScIne-et-Marno ). 

27 juin 1S72. 

C'c-t encore avec l'appareil à gaz hydrogène de 
M. Giffard que le 27 juin, le ballon leDavy, cubant 
1,000 mètres, fut gonflé. L'ascension qui devait 
s'exécuter allait compter cinq voyageurs: MM. Jules 
Godard, Alfred Flaud, Cohendet, ingénieur, devenu 
devenu depuis l'un des directeurs de l'usine Flaud, 
mon frère et moi. 

Le départ a lieu assez tard, à sept heures quinze 
minutes du soir. Le vent souffle de l'ouest et nous 
traversons Paris à la hauteur de 720 mètres. 

Voici un extrait de mon registre de bord qui don- 
nera une idée exacte de cette ascension. 

Sept heures vingt-sept minutes; hauteur 950 
mètres. Nous passons juste au-dessus de la tour 
Saint-Jacques, dans l'axe des Champs-Elysées. Nous 
nous sommes rarement trouvés dans des circonstan- 
ces aussi favorables pour admirer le tableau de 
Paris du haut des airs. L'atmosphère, quoique 
grise, est assez transparente et avec noire lunette 
nous distinguons nettement la rueTiivoli, le Louvre; 



SEIZIEME VOYAGE 147 

et même les passants qui s'arrêtent et lèvent la tête 
vers l'aérostat. 

Sept heures trente-cinq minutes, altitude 1,700 
mètres: température 6 degrés. L'aérostat quitte 
Paris dans la direction de Vincennes. 

Sept heures quarante minutes, 1,800 mètres ; 
température 10 degrés. On remarquera que la 
température est ici de 4 degrés plus élevée qu'à 
100 mètres plus bas. 

Nous suivons une route parfaitement horizon taie ; 
le baromètre ne bouge pas pendant au moins cinq mi- 
nutes. Nous planons au-dessus de nuages grisâtres 
qui s'étendent à l'horizon, tout autour de la nacelle, 
comme de grandes draperies semi-transparentes. 
Mon frère fait un croquis de ce remarquable tableau ; 
M. Alfred Plaud, qui débute aujourd'hui comme 
aéronaute,. admire la majesté de ce spectacle. Nous 
avons su à notre descente que ces nuées qui, vues 
d'en haut offraient un aspect particulier, avaient 
déversé sur terre une pluie abondante. Celane nous a 
nullement surpris, car la nappe de nuages se termi- 
nait à sa partie supérieure par des surfaces ondulées, 
grisâtres, formant des immenses anfractuosités, au 
lond desquelles on apercevait la terre aussi peu 
distinctement que l'on voit l'horizon à travers un 
grain. D'autres nuages se trouvaient suspendus à une 
assez grande hauteur au-dessus du point culminant 
de notre ascension, et le soleil ne s'est laissé entre- 
voir qu'a de rares intervalles. Nous avons eu ainsi la 



148 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

bonne fortune de faire route au-dessus de la pluie, sans 
recevoir une seule des gouttes d'eau qui tombaient 
abondamment sous nos pieds, inondant impitoyable- 
ment nos concitoyens de la surface du sol. 

A sept heures cinquante minutes, nous sommes à 
I altitude de 1,700 mètres; la température est de 
5 degrés 75. 

A. sept heures cinquante-cinq minutes, Jules 
ïiodard a jeté un peu de lest, nous remontons jus- 
qu'à 1,900 mètres. Nous entendons très-distinc- 
tement le sifflet du chemin de fer que nous ne pou- 
vons apercevoir au-dessous des nuages. 

Huit heures deux minutes, altitude 1 ,820 mètres; 
température 6 degrés 75. On ressent une impres- 
sion de fraîcheur très-marquée. Nous commençons 
à descendre. 

Huitheures quinze minutes, altitude 1,300 mètres; 
température 6 degrés. 

Huit heures vingt minutes. Nous planons à 1,550 
mètres au nord de Lagny, que nous reconnaissons 
très-distinctement en examinant une bonne carte 
que je viens d'ouvrir. 

Huit heures quarante minutes. Nous arrivons 
au-dessus de Meaux que nos allons traverser. 

À huit heures cinquante-cinq minutes nous tou- 
chons terre, au-delà du canal près de Meaux. Le 
temps est si calme que notre nacelle descend dans 
les bras des habitants qui nous reçoivent. Nous 
n'avons pas la peine de jeter ni ancre , ni guide-rope. 



SEIZIÈME VOYAGE 149 

Avant d'atteindre le sol, la nacelle a frôlé douce- 
ment le toit d'une maison voisine, mais il n'y a eu 
ni secousse ni dégât. 

Nous apprenons à terre, comme nous l'avons in- 
diqué précédemment, que depuis notre départ la 
pluie n'a cessé de tomber, tandis que nous n'avons 
pas reçu une goutte d'eau pendant le cours de 
notre ascension. Les nappes de vapeurs au-dessus 
desquelles nous avons voyagé étaient donc des 
nuages à pluie. 



CHAPITRE DIX-SEPTIEME 

Ascension lie I'aris à Slontlreau (Eure-et.-L.oli'.) 

j 10 février 1873. 

L'usine â gaz de La Villette, si calme, si tran- 
quille, offrait le dimanche 16 février 1873 un 
aspect inusité. Si vous étiez entré à onze heures du 
matin dans le vaste terrain des gazomètres, vous 
eussiez aperçu l'aérostat le Jean-Bart, notre an- 
cien navire aérien du siège de Paris, arrondi et 
gonflé de gaz, se dressant fièrement au-dessus de 
sa nacelle : il oscillait avec grâce sous le souffle 
d'une légère brise ; on l'eût dit impatient de prendre 
son vol. 

Un groupe de spectateurs attendent le moment 
du départ ; parmi eux se trouvent les ambassadeurs 
birmans alors à. Paris, et que notre ami M. do 
Thiersant, consul de France, a bien voulu inviter 
en notre nom : ils manifestent une légitime sur- 
prise devant un spectacle si nouveau pour eux, car 
le ballon est un article que notre commerce n'a 
pas encore exporté en Birmanie. 

A onze heures quinze minutes du matin, mon frère 
et moi nous montons dans la nacelle; cinq passagers 
prennent place à. côté de nous ; ce sont MM. Alfred 



DIX SEPTIÈME VOYAGE '51 

Potier, ingénieur des mines, Poupinel, chimiste, 
Baudrais, Myrtille Oppenheimer et M. W., ama- 
teurs ; quelques secondes après nous fuyons lente- 
ment la terre, comme enlevés par un sylphe aérien, 
qui nous entraînerait vers les splendeurs de 
l'empyrée. Doucement soulevés par l'aile du 
zéphyr, nous montons vers le couvercle de nuées 
qui couvre Paris d'un dôme immense. 

Nos amis nous saluent de loin, ils diminuent à 
à vue d'œil ; on dirait que nous les voyons par le 
gros bout d'une lorgnette. Les costumes chatoyants 
et multicolores des Birmans égayent la sombre cou- 
leur des autres spectateurs ; ils nous apparaissent 
comme des fleurs semées dans un champ de blé, ils 
se rapetissent encore, et forment bientôt un groupe 
de petits personnages qui tiendraient dans le creu* 
de la main.... Tout à coup nous ne voyons plus 
rien. Le Jean-Bctrt a piqué une tête dans les 
nuages; nous voilà plongés dans un bain russe. Au 
revoir, Paris ; restes enfoui aujourd'hui sous cet 
amas de brumes qui te cache le ciel bleu ; quant à 
nous, heureux voyageurs, nous allons là-haut nous 
retremper au pur soleil d'un été resplendissant. 

Nous montons, nous montons peu à peu. Mon 
baromètre marque 1,100 mètres, puis 1,200 mètres 
La buée opaline qui nous entoure devient graduel- 
lement lumineuse, elle s'éclaire insensiblement ; . . . 
nous la traversons,... et nous voilà éblouis par les 
torrents de lumière que lance un soleil des tropi- 



152 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

ques, ruisselant de feu, au milieu d'un ciel azuré. 
« Dieu ! que c'est beau ! » s'écrient nos voyageurs 
qui pour la première fois s'élancent dans le pays 
d'en haut, dans le monde de la lumière. C'était 
beau, en effet, ce spectacle incomparable, ce pano- 
rama grandiose qui se déroulait à nos yeux. 

Ni la mer de glace, ni les champs de neige des 
Alpes ne donnent une idée de ce plateau de vapeur 
qui s'étend sous notre nacelle comme un cirque flo- 
conneux où des vallées d'argent apparaissent au 
milieu de mamelons de feu. Ni la mer au soleil 
couchant, ni les flots de l'océan éclairés par l'astre 
du jour au zénith, n'approchent en splendeur de 
cette armée de cumulus arrondis, qui ont aussi leurs 
vagues et leurs montagnes d'écume, mais qui ont 
en plus une lumière d'apothéose ! 

Notre corde traînante touche cet amas de nuages ; 
elle s'incline obliquement, comme entraînée par ce 
fleuve de vapeurs qui roule sous notre nacelle dans 
une direction sensiblement différente de la nôtre. 
Le vent supérieur nous pousse vers le sud-ouest, 
et notre guide-rope aujourd'hui trace un sillage au 
milieu des nuées. 

Pendant trois heures consécutives, nous n'avons 
pas cessé un seul instant d'apercevoir sur la nappe 
de nuages au-dessus desquels nous planions, l'om- 
bre de notre aérostat sans cesse enveloppée d'un 
contour irisé. Jamais semblable occasion ne s'est 
offerte à l'observateur aérien, de bien étudier les 



DIX-SEPTIÈME VOYAGE 153 

circonstances de production de ces jeux de lumière 
dont il a été question précédemment; jamais d'ailleurs 
panorama plus imposant de montagnes de nuages ne 
s'est peut-être aussi présenté aux regards d'un 
aéronaute. 

Dès que notre ballon a dépassé d'une cinquan- 
taine de mètres environ la plaine des nuages, son 
ombre s'y projette avec une netteté remarquable, 
et un magnifique arc-en-ciel circulaire apparaît au- 
tour de la projection. L'ombre de la nacelle forme 
le centre de cercles irisés et concentriques, où se 
distinguent les sept couleurs du spectre : violet, in- 
digo, bleu, vert, jaune, orange et rouge. Le violet 
est intérieur, et le rouge extérieur, ces deux cou- 
leurs sont en même temps celles qui se révèlent avec 
le plus de netteté. Nous sommes, au moment de 
cette observation, à l'altitude de 1,350 mètres au- 
dessus du niveau de la mer. 

L'aérostat, dont le gaz se dilate par l'effet de la 
chaleur solaire, continue à s'élever rapidement dans 
l'atmosphère, son ombre diminue à vue d'œil ; 
bientôt à 1,700 mètres d'altitude, le cercle irisé 
l'enveloppe tout entière, et cesse de se produire 
autour de la nacelle. Un peu plus tard enfin, à une 
heure trente-cinq minutes, nous nous rapprochons 
de la couche des nuages, et l'ombre est ceinte cette 
fois de trois auréoles aux sept couleurs elliptiques et 
concentriques. 

Rien ne saurait donner une idée de la pureté de 



IM HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

ces ombres, qui se découpent dans une brume opa- 
line, et de la délicatesse de tons de l'arc-en-ciel qui 
les entoure. Le silence complet qui règne dans les 
régions de l'air où se manifestent ces jeux de lu* 
mièir , le calme absolu où l'on se trouve, au-dessus 
de nuages que le soleil transforme en Ilots de lu- 
mière, ajoutent à la beauté de ces spectacles, et 
remplissent l'âme d'une indicible admiration. Nul 
ne saurait rester indifférent à la vue de ces tableaux 
enchanteurs que la nature réserve à ceux qui savent 
l'observer. 

On ne sait pas encore exactement à quelle cause 
attribuer la production d'un contour lumineux autour 
de l'ombre projetée sur des vapeurs ou des brouil- 
lards. Il est probable, comme nous l'avons indiqué 
dans le récit de notre quinzième ascension, que ces 
phénomènes sont dus à la diffraction de la lumière, 
mais il serait possible qu'ils aient une origine com- 
mune avec l'arc-en-ciel. Ce qui tendrait à accréditer 
cette opinion, c'est la nécessité de la présence de la 
vapeur d'eau, pour que le phénomène se manifeste: 
s'il était Je résultat de la diffraction, il devrait appa- 
raître aussi bien sur un mur blanc, sur un écran 
quelconque que sur un nuage. Il ne serait pas im- 
possible du reste d'étudier ces faits curieux, au 
moyen d'expériences exécutées à terre ; en dispo- 
sant convenablement des écrans de soie, ou des 
écrans de mousseline imbibés d'eau, qui simule- 
raient un nuage, on pourrait espérer voir le phéno- 



DIX-SEPTIEME VOYAGE 155 

mène se manifester ainsi par synthèse. Il y a quatre 
ans, M. Leterne a encore signalé un excellent 
moyen de l'étudier, sans qu'il soit nécessaire de 
s'élever au-dessus des nuées dans la nacelle d'un 
ballon. « Au printemps, dit cet observateur, le ma- 
tin, lorsque le soleil, arrivé à 15 ou 20 degrés 
au-dessus de l'horizon, a déjà un peu réchauffé 
l'atmosphère, et qu'il s'est produit une légère con- 
dension de vapeurs sur le tapis de gazon qui borde 
les routes, le voyageur peut voir sa silhouette pro- 
jetée sur ce tapis de verdure humide, entourée d'un 
contour lumineux dans lequel on reconnaît les cou- 
leurs du spectre, mais où le rouge domine. » On voit 
que cette observation est facile à provoquer ; à défaut 
de rosée, ne pourrait-on pas mettre à profit les jets 
d'eau qui forment une pluie de gouttelettes liquides, 
où, comme on le sait, l'arc-en-ciel apparaît fréquem- 
ment? Il n'est pas douteux que de semblables études, 
complétées par des expériences ingénieuses, sont 
susceptibles de conduire à quelque résultat intéres- 
sant. Comme l'a dit Montaigne, « il n'est désir plus 
naturel que le désir de cognoissance;... quand la 
raison nous fault, nous y employons l'expérience. » 
On ne saurait mieux faire que de suivre les conseils 
de l'immortel auteur des Essais. 

Mais revenons à notre voyage et au Jean-Burt, 
qui nous emporte au milieu des airs. 

Par moments, des ouvertures se forment au mi- 
lieu flëSHiiages au-dessus desquels nous planons, et 



158 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

la campagne nous apparaît dans les bas-fonds ; on 
dirait des lucarnes qui s'ouvrent sur notre chemin, 
pour nous rappeler qu'il y a là-bas une planète 
qu'on nomme la terre et des habitants qui sont les 
hommes. Quelquefois ces lucarnes se referment et 
le ballon chemine au-dessus d'un plateau de nuages 
uni comme un miroir et aussi blanc que la neige. 

Le Jean-Bart monte encore comme aspiré par le 
soleil; à deux heures, il plane à 2,000 mètres. La 
chaleur est ici presque insupportable. Notre compa- 
gnon Baudrais, qui a pris avec lui une superbe four- 
rure, regrette à présent sa veste blanche et son pa- 
nama. Le thermomètre marque en effet 18 degrés, et 
le soleil nous lance impitoyablement ses rayons de 
feu en plein visage. 

J'ai fait construire une chaufferette où de la chaux 
vive humectée d'eau développe une température 
assez élevée pour réchauffer les pieds. Aujourd'hui 
c'est une sorbetière qu'il nous faudrait ! Arago n'a- 
vait-il pas raison de dire que l'imprévu joue le pre- 
mier rôle dans les voyages en ballon ? 

Il y a trois heures bientôt que nous sommes bai- 
gnés dans un océan de lumière ; nous avons procédé 
là à nos observations, à nos expériences. Un iil de 
cuivre de 200 mètres a été pendu à la nacelle, et à 
1,800 mètres une légère étincelle a jailli ; mon 
frère a pris ses croquis aériens. 

Nous n'avons pas non plus oublié le déjeûner, et 
un poulet a été dévoré là-haut avec un appétit de 



DIX-SEPTIEME VOYAGE 157 

naufragés. N'est-il pas temps de nous rapprocher 
de la terre, pour planer maintenant au-dessous des 
nuages, en vue du sol ? C'est ce qui est décidé à l'u- 
nanimité. 

A 1,200 mètres d'altitude, l'aérostat quitte ce 
pays de la lumière pour s'enfoncer dans le 
massif des vapeurs aériennes ; il nous fait passer 
subitement de la clarté resplendissante au crépus- 
cule sombre, de; la chaleur de l'été (17°, 5) au 
froid de l'hiver ( — 2°). Les vapeurs qui nous entou- 
rent ont un aspect particulier ; elles sont blanches , 
opalines, et nous cachent entièrement la vue de 
l'aérostat ; nous mettons nos paletots à la hâte, car 
nous sommes subitement saisis par un abaissement 
de température aussi prompt. Quelle n'est pas notre 
surprise en apercevant des cristaux de givre qui se 
déposent sur nos vêtements et qui croissent subite- 
ment comme une végétation fantastique ! On voit 
grandir à vue d'œil ces arborescences singulières. 
Mais ce n'est pas seulement sur le drap que les cris- 
taux glacés forment des houppes hérissées , ils se 
groupent sur nos cordages, sur notre panier d'osier 
et sur le fil de cuivre long de deux cents mètres que 
j'ai laissé pendre de la nacelle, pour étudier l'élec- 
tricité atmosphérique. Nous jetons les yeux autour 
de nous, et nous constatons que le nuage au sein 
duquel l'aérostat nous a plongés est entièrement 
formé de paillettes adamantines, groupées çà et là 
en masses allongées. Ce nuage détermine la conden- 



153 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

sation du gaz et nous fait descendre avec une rapi- 
dité vertigineuse. Un de nous a le temps d'appro- 
cher le doigt du fil de cuivre, et il reçoit une forte 
étincelle électrique, qui ne laisse pas que de nous 
causer une certaine inquiétude, car nous ne pou- 
vons oublier que cette foudre en miniature jaillit 
sous une masse de caz inflammable de deux mille 
mètres cubes ! Mais l'idée que nous obtenons pour 
la première fois, dans de telles circonstances, une 
manifestation électrique aussi énergique, aussi 
extraordinaire, apporte une compensation h nos 
craintes. Le baromètre, malgré le lest que nous je- 
tons par-dessus bord, indique que la descente est 
rapide ; à mille mètres nous entrevoyons la terre ; 
le nuage de glace avait, par conséquent une épais- 
seur de deux cent mètres environs. Il nous a semblé 
que les petits cristaux de glace dont il était formé 
existaient surtout au centre, et qu'ils étaient cachés 
en haut et en bas sous une couche de vapeur d'eau. 
Ce nuage, vu à quelques cenlaines de mètres plus 
bas, avait à peu près l'apparence d'un cumulus 
ordinaire. 

Mais nous n'avons par le loisir de le contempler 
longtemps, car la brusque variation de température 
a singulièrement contracté notre gaz: le ballon a dû 
se charger, en outre, d'un poids considérable de 
glaçons; il se précipite vers la terre que nous voyons 
approcher avec une rapidité prodigieuse. Le baro- 
mètre marque bientôt 300 mètres d'altitude je me 




DIX-SEPTIÈME VOYAGE 
La nacelle du Jean-Bart au sein d'un nuage de glace. 



Ascensions, 9. 



DIX-SEPTIÈME VOYAGE «59 

crois à cette hauteur, ignorant que nous planons au- 
dessus du plateau de Montireau, le plus élevé du 
centre de la France, et situé, comme je l'ai su plus 
tard, à 200 mètres au-dessus du niveau de la mer. 
Je m'apprête à semer du lest pour planer en vue du 
sol quand mon frère s'écrie : « Le guide-rope touche 
terre ! » Notre corde, qui n'a que cent mètres de 
long, glisse en effet dans les champs; mais l'effet de 
la condensation du gaz refroidi se fait sentir mainte- 
nant dans toute sa force; j'aperçois la terre qui 
semble courir à notre rencontre. 

C'est en vain que je jette par-dessus bord deux 
sacs de lest;, il est trop tard pour arrêter la chute 
du ballon! D'un coup de couteau je détache l'ancre 
et le grand guide-rope. 

— Tenez-vous bien ! crie l'un de nous. 

A ces mots, nous subissons un choc terrible.... La 
nacelle s'est heurtée contre terre; le ballon se ren- 
verse sur le flanc: nous sommes bousculés, sens 
dessus dessous, dans un pêle-mêle indescriptible. 
La violence de la chute est telle et si foudroyante 
que mon ami, Oppenheimer, est jeté en dehors de 
notre panier. Nous ne sommes plus que six! 

Le Jean-Bart, délesté, fait un bond de 200 mètres 
de haut, je le ramène à terre en ouvrant la soupape 
béante, et, grâce au ciel, j'aperçois en bas notre 
ami tombé des nues, qui se relève et qui marche. 11 
est sauvé! 

Le \ eut est vif et souffle par rafales, le ballon con- 



160 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

tinue i traîner, nous jetant dans un pommier qu'il 
brise, nous lançant au-dessus d'un bois,... je main- 
liens toujours la soupape ouverte,... l'aérostat s'ar- 
rête enfin, et le vent qui s'y engouffre l'éventre et le 
déchire en lambeaux. Mais le Jean-Bart seul est 
blessé. L'équipage est sur pied ! 

Nous sommes à Montireau, à 120 kilomètres de 
Paris. Le ballon va être replié dans la nacelle, em- 
porté à la gare de la Loupe, quand un personnage 
nous apparaît, furibond et gesticulant; c'est l'adjoint 
au maire de Montireau. 

— De quel droit, messieurs, descendez-vous 
ainsi dans notre commune? Avez-vous une autorisa- 
tion pour venir casser nos pommiers? Où sont vos 
papiers? Au nom de la loi, je vous arrête. 

Nous répondons à ce bon villageois par des éclats 
de rire homériques. Dans son indignation, il relève 
sa blouse, et nous montre son écharpe tricolore, nous 
menaçant des gendarmes. 

Ceux-ci arrivent avec le brave curé de Montireau 
à qui nous expliquons l'affaire. L'adjoint est obligé 
de rentrer sa colère et de cacher sa confusion. 



CHAPITRE DIX-HUITIEME 



Ascension de Paris à Crouy-sur-Ourcq ( Seine-et-Marne). 

4 octobre 1873. 

S'il est vrai que les jours se suivent et ne se res- 
semblent pas, on peut affirmer qu'il en est bien de 
même pour les ascensions aérostatiques. Jamais nous 
n'avons opéré une descente aussi tranquille, aussi 
douce, que le samedi 4 octobre 1873, lors de ce 
nouveau voyage aérien : notre nacelle, lentement 
ramenée à terre par un jeu de lest régulier, est pour 
ainsi dire tombée entre les bras des habitants de 
Crouy-sur-Ourcq, qui ont pu nous remorquer, à l'état 
captif, jusqu'au milieu de leur ville. Les braves gens 
qui nous entourent mettent un empressement si 
louable à nous aider après la descente, ils nous 
accueillent d'une façon si obligeante, si hospitalière, 
qu'il est impossible de leur refuser le plaisir de 
s'asseoir sur les banquettes de la nacelle aérosta- 
tique : nous faisons monter à 200 mètres de hauteur, 
des aéronautes improvisés, enlevés par l'aérostat qui 
s'élève et descend à l'état captif. 

Le ballon le Jean-Bart s'était élevé de l'usine à gaz 
de la Villette, à midi quatre minutes. Notre grand 



162 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

peintre, M. Bonnat, M. Paul Henry, le jeune et déjà 
célèbre astronome de l'Observatoire, M. Poupinel, 
mon frère et moi, nous formions l'équipage aérosta- 
tique. 

La particularité la plus remarquable de cette 
ascension aérostatique est la route suivie par l'aéros- 
tat sous l'influence de deux courants aériens super- 
posés. Au moment où nous nous sommes élevés de 
l'usine à gaz de La Villette, àmiditroisminulcs, lecou- 
rant aérien inférieur nous a lancés dans la direction 
est-sud-esl, tandis que, vers l'altitude de 700 mètres, 
le courant supérieur sud-ouest nous a dirigés vers le 
nord-est. On nous a vus décrire dans l'espace une 
courbe très-prononcée. Cette particularité se pré- 1 
sente assez fréquemment au voyageur aérien. Il ne 
nous semble pas nécessaire d'insister encore une 
fois sur l'importance considérable qu'elle offre au 
point de vue de la navigation aérienne, puisqu'elle 
permet à l'aéronaute de choisir à son gré deux 
directions différentes. 

On se rappelle que des circonstances analogues 
nous ont sauvés d'un naufrage imminent, en 1868, 
1 irs de notre ascension de Calais, où, entraînés 
j isqu'à sept lieues au large en pleine mer du Nord, 
il nous a été possible de revenir à terre, en re- 
broussant chemin, l'influence d'un courant de sur- 
face, complètement opposé au courant supérieur. 
L'étude des couches atmosphériques .superposées 
ne présente pas moins d'intérêt au point de vue 



DIX HUITIEME VOYAGE 163 

météorologique; elle ne peut être bien exécutée 
qu'à l'aide de l'aérostat. Dans l'ascension, en efïet, 
l'observateur mesure avec exactitude la vitesse des 
courants supérieurs, dont l'action échappe aux 
anémomètres terrestres. Connaissant la durée de 
notre voyage et la longueur de la distance parcou- 
rue, nous avons constaté que le courant supérieur 
dans lequel nous étions plongés avait une vitesse 
de 33 kilomètres à l'heure. La vitesse du courant 
inférieur n'était que de 6 à 7 kilomètres à l'heure, 
ainsi que M. Paul Henry qui nous accompagnait a 
pu le constater. 

M. Henry, habitué aux mesures astronomiques, 
est facilement arrivé à un résultat exact en obser- 
vant la différence des temps du passage des bords 
du ballon sur une ligne terrestre. C'est avec une 
légitime surprise que nous avons ainsi constaté 
l'existence d'un courant atmosphérique, entraîné 
par un mouvement relativement très rapide au- 
dessus d'une couche d'air terrestre d'une si faible 
vitesse (i). 

A la hauteur maxima de l'ascension, c'est-à-dire 
à 2,600 mètres, l'aérostat s'est trouvé plongé dans 
un banc de cumulus très-espaces. Ces nuages étaient 
terminés par une couche épaisse de cumulo-nimbus, 

(l) Une observation semblable a £té faile dans notir 
ascension du 29 septembre 1S77. (Voir le chapitre vingt 
ijuatrième.) 



164 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

dont nous avons évalué l'altitude à 3,600 mètres 
environ ; quelques éclaircies s'ouvraient çà et là, 
dans ce massif de vapeurs, et nous laissaient entre- 
voir le bleu du ciel. A ce moment, M. Paul Henry 
a constaté que la polarisation de l'atmosphère était 
beaucoup plus faible qu'à la surface du sol. Pendant 
le voyage on a relevé à l'aide d'un psychromètrc 
l'état hygrométrique de l'air et les températures. 
L'air à l'altitude de 2,000 mètres était particuliè- 
rement sec, et la quantité d'humidité était plus 
considérable en se rapprochant de terre. 

Nous n'avons pas cessé d'apercevoir l'ombre du 
ballon, non pas cette fois sur les nuages, mais sur 
la terre. A une heure treite-cinq, à l'altitude de 
700 mètres, cette ombre projetée sur une prairie 
est apparue, entourée d'une auréole de diffraction 
très-lumineuse et de couleur jaune. — Malheu- 
reusement, quelque intéressant qu'ait été notre 
voyage, nul effet de lumière, aussi grandiose 
que le 16 février dernier, aussi imposant que dans 
le cours de quelques-unes de nos ascensions précé- 
dantes, ne s'est offert à nos yeux. C'est pour nous 
un regret réel, puisque nous avions offert une place 
dans notre nacelle à" un artiste éminent, dont le 
pinceau serait digne de créer la nouvelle école de 
la peinture aérostatique. 

Mais le ciel, une autre fois, sera plus favorable; 
pour notre part, nous serons toujours heureux de 
fraterniser au-dessus des nuages, avec de véritables 



DIX-HUITIÈMÈ VOYAGE 165 

amis de la nature, artistes ou savants; car il ne faut 
pas oublier que l'art véritable et la science bien en- 
tendue doivent être considérés comme deux alliés 
inséparables. L'arliste et le savant ne gravissent-ils 
pas avec la même ardeur des chemins également 
difficiles, qui, quoique différents, conduisent l'un 
et l'autre au sublime sommet de la vérité? 

Pendant une partie de la durée du voyage on a 
relevé, à l'aide d'un psychomètre, l'état hygromé- 
trique de l'air et les températures. 

La descente s'est effectuée, dans d'excellentes 
conditions, à Crouy-sur-Ourcq ; en nous rappro- 
chant de terre, nous avons été repris par le courant 
inférieur qui nous a ramenés sur notre route, 
comme au moment du départ. Si le vent n'avait 
pas été aussi faible, il nous aurait été possible en y 
restant plongés de nous rapprocher sensiblement 
de notre point de départ. 



CHAPITRE DIX-NEUVIÈME 

Ascension do Paris à Kogeon (Oise) 

24 septembre 187 i. 

Dans l'ascension aérostatique que j'ai exécutée, 
le 2i septembre 1874, avec mon frère, MM. W. de 
Fonvielle, Lucien Marc, Cohendet el Corot, ingé- 
nieurs, il nous a élé donné de faire un certain 
nombre de nouvelles observations qui me paraissent 
o (li ir de l'intérêt au point de vue météorologique. 

Au moment du départ, qui a eu lieu à l'usine 
à gaz de la Villette, à onze heures cinquante- 
cinq minutes, le ciel était couvert de nuages 
gris ; mais, à la surface du sol, l'air était as- 
sez limpide. Ces nuages étaient très-rapprochés. 
Jamais, dans aucun de nos voyages aériens, nous 
n'en avons rencontré à si faible distance de la 
terre ; notre nacelle, en effet, s'y trouva plongée à 
l'altitude de 150 mètres. A 500 mètres, elle s'é- 
chappa de leur partie supérieure. Un ciel bleu, un 
soleil ardent s'offrirent à notre vue. Le massif de 
vapeur prit l'aspect d'un plateau circulaire, d'un 
blanc éblouissant, et dont la surface était formée do 
mamelons arrondis. 

Pendant trois heures consécutives, l'aérostat est 
maintenu au-dessus de cet amas de nuages. Son 



DIX-NEUVIEME VOYAGE 167 

ombre est entourée d'une auréole aux sept couleurs 
du spectre offrant une série de phénomènes sem- 
blables à ceux que nous avons déjà décrits. Du côté 
du soleil, les nuages ont une teinte jaune très- 
appréciable. 

Le courant où nous étions plongés se dirigeait 
vers le nord-est ; les nuages marchaient un peu 
plus vers l'est, comme notre corde traînante, longue 
de 180 mètres, a pu l'indiquer : quand sa partie in- 
férieure plongeait clans la masse des vapeurs aé- 
riennes, elle s'inclinait sensiblement, exacte- 
ment, comme si elle eût été baignée dans un 
cours d'eau. Cependant, la différence de vitesse et 
de direction n'était pas considérable, car notre 
ballon, en passant la couche de nuages, y avait pra- 
tiqué une ouverture qui se révélait par une tache 
grise et un relèvement des nuées. Cet orifice ouvert 
dans la couche de nuages comme à l'emporte-pièce, 
ne se referma pas. Nous en vîmes la trace pendant 
toute la durée du voyage. 

Notre voyage aérien s'exécuta à trois niveaux 
différents, de 1,600 mètres h 1,200, de 1,200 
mètres à 800, et de 800 à 550. 

Près des nuages, la température était de 24 degrés 
centésimaux ; à 1,600 mètres, elle était de 21 de- 
grés; dans ia région moyenne de 1,200 mètres, vers 
une heure trente minutes, le thermomètre s'éleva à 
28 degrés. Le thermomètre à boule mouillée mar- 
quait alors 21 degrés. 



168 HIST01HE DE MES ASCENSIONS 

Le soleil était tellement ardent que nous fûmes 
obligés de nous couvrir la tête de nos mouchoirs. En 
nous rapprochant des nuages, nous sentions une 
vive impression de fraîcheur. 

A deux heures trente minutes, l'écran de nuages 
nous cachait entièrement la vue de la terre, mais des 
voix nombreuses que nous entendîmes nous indi- 
quèrent que nous étions vus de la surface du sol ; 
les nuages étaient par conséquent opaques de bas 
en haut et transparents de haut en bas. II nous fut 
possible de demander des renseignements à des 
spectateurs invisibles pour nous et qui nous aper- 
cevaient. Sur notre demande, ils nous dirent où 
nous étions, et nous apprirent que le vent était 
faible à terre. 

Nous opérâmes l'atterrissage dans d'excellentes 
conditions à Nogeon, près Acy-en-MuIlien (Oise), à 
40 kilomètres de notre point de départ. Le courant 
supérieur, qui nous avait entraînés, avait donc une 
vitesse très-modérée de 13 kilomètres environ à 
l'heure. 

Notre descente aérostatique fut accompagnée d'un 
épisode assez curieux qu'il ne nous avait pas en- 
core été donné d'observer d'une façon si remar- 
quable. Dès que l'aérostat se trouva en vue de terre, 
le gibier des environs fut saisi d'une terreur épou- 
vantable ; les compagnies de perdreaux, notamment, 
volaient affolés, en s'éloignant du ballon comme d'un 
centre répulsif. Quand, un peu plus tard, nous 



DIX-NEUVIÈME VOYAGE 4f,9 

étions occupés à dégonfler l'aérostat avec l'aide de 
nombreux habitants de la localité, les lièvres eux- 
mêmes manifestèrent leur épouvante en courant 
dans toutes les directions et jusqu'au milieu des as- 
sistants. Parmi ceux-ci, les chasseurs ne faisaient 
pas défaut, aussi quelques lièvres furent-ils impi- 
toyablement fusillés presque à bout portant. Nous 
avons souvent remarqué, dans des ascensions pré- 
cédentes que, lorsque l'on passe en ballon à une 
faible distance de bois ou de forêts, les oiseaux, et 
surtout les corbeaux, se sauvent à tire-d'aile, aussi 
vite qu'ils peuvent voler. Il est facile de remarquer 
que les oiseaux observent très-bien ce qui se passe 
dans l'atmosphère ; si un aigle, un vautour, ou 
quelque ennemi semblable vient à planer, même à 
une altitude élevée, on les voit immédiatement saisis 
d'effroi, jusqu'à une assez grande distance. Com- 
ment ces petits êtres ne verraient-ils pas la masse 
sphérique qui descend du ciel ? Ils la considèrent 
probablement comme un oiseau de proie gigantesque 
qui va les dévorer. 

Les animaux, et l'homme lui-même, se méfient 
de l'objet nouveau qu'ils ne connaissent pas ; il n'y a 
pas si longtemps que les aéronautes sont accueillis à 
bras ouverts, et il ne faudrait pas remonter bien 
loin dans le passé, pour citer des exemples de voya- 
geurs aériens que des paysans ignorants ont roué de 
coups à leur descente, comme s'ils avaient voulu se 
défaire de quelque génie malfaisant. On pourrait, 

10 



170 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

à ce sujel, rapporter un très-grand nombre d'his- 
toires authentiques, dont rémunération sérail 

longue. Le drame le plus terrible que nous puissions 
mentionner est celui dont la forêt de Leicesler, en 
Angleterre, a été le théâtre, il n'y a guer/e plus de 
trente ans. Un aéronaute, nommé Youngs, y avait 
opéré sa descente; il fut bientôt entouré de fores- 
tiers grossiers et ignorants, qui s'approchèrent 
d'abord avec effroi du globe aérien. Puis, excités 
par quelques fanatiques, ils se mirent à lancer des 
pierres à l'audacieux qui descendait du ciel ; ils se 
jetèrent sur lui, le terrassèrent et le laissèrent 5 
moitié mort au milieu d'un carrefour, tandis que 
d'autres de leurs compagnons mirent le feu à la na- 
celle et enflammèrent le ballon tout entier. Grâce au 
ciel, le temps d'une telle barbarie est passé ; nous 
pourrions en prendre pour garant l'hospitalité cor- 
diale et sympathique qui nous fut offerte à la belle 
ferme de Nogeon. 

Après cette intéressante et heureuse ascension, 
nous allons avoir à retracer les chapitres les plus 
émouvants du récit de nos voyages. 

En 1875, nous devions entreprendre une nou- 
velle campagne aérienne, qui se signale par les 
événements les plus curieux et les plus dramatiques, 
dont l'histoire des ballons ait jusqu'ici offert 
l'exemple. 



CHAPITRE VINGTIEME 

L'asconsion de longue durée du ballon k Zenith, de Paris 
à Arcachon (Gironde). 

23-24 mars 1875. 

Si la science commence à entrevoir les lois qui 
président aux mouvements de l'Océan, c'est que des 
navigateurs ont sillonné la surface de ses eaux, dans 
leur étendue tout entière; c'est que des observateurs 
ont jeté la sonde dans leurs abîmes, ont mesuré 
leur température à différentes profondeurs. 

Si nous voulons connaître l'atmosphère qui en- 
veloppe notre globe, qui règle le cours des saisons, 
qui entretient la vie, il faut procéder de la même 
façon ; il faut la parcourir sur de vastes étendues, la 
sonder de bas en haut, depuis la surface de la terre 
jusqu'à ses plus hautes régions. De là, la nécessité 
de deux modes d'exploration par les aérostats : as- 
censions de longue durée, ascensions à grande hau- 
teur. C'est ce qui a été compris et proposé dans le 
courant de l'année 1874 par un groupe de savants 
éminents. 

Depuis le siège de Paris, les aérostats, autrefois 
délaissés, ont particulièrement attiré les regards. 
Une société savante, la Société française de naviga- 
tion aérienne, a été fondée. Présidée en 187-i par 



172 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

un des plus illustres membres de l'Institut, M. 
Janssen, qui, par ses grands travaux et sa mâle 
énergie, s'est assuré déjà la reconnaissance de la 
postérité; présidée en 1875 par un autre membre 
de l'Académie des sciences, M. Hervé-Mangon, 
dont le rare dévouement à la science est connu de 
tous, dont le rôle si actif dans l'organisation de la 
poste aérienne, pendant la guerre, ne sera pas 
oublié, la Société de navigation aérienne a vite attiré 
dans son sein la plupart de ceux qui se préoccupent 
de l'aéronautique et de l'étude de l'atmosphère. 

En 1874, c'est sous ses auspices que Crocé- 
Spinelli et Sivel ont exécuté ce magnifique voyage 
en hauteur, dont tout le monde connaît les résul- 
tats. Nous rappellerons que grâce aux remarqua- 
bles travaux physiologiques de M. Paul Bert, et 
à l'inhalation de l'oxygène, les intrépides et savants 
voyageurs ont pu atteindre l'altitude de 7,300 
mètres, et rapporter de leur expédition le fruit 
d'observations nombreuses et fécondes. 

En 1875, la Société de navigation aérienne a étudié 
un nouveau programme d'ascensions scientifiques: 
il fut décidé que deux voyages seraient successive- 
ment exécutés à l'aide du ballon le Zénith cubant 
3,000 mètres, et construit par Sivel: l'une de lon- 
gue durée, l'autre de grande hauteur. 

Grâce au concours de l'Académie des sciences, de 
l'Association scientifique de France, de l'Associalion 
française pour l'avancement des sciences, grâce à 



VINGTIÈME VOYAGE 173 

l'appui de MM. Dumas, Hervé-Mangon, Henry 
Giffard, docteur Paul Bert, Dupuy de Lôme, de 
MM. Hureau de Villeneuve, secrétaire général de la 
Société, d'Eichthal, docteur Marey, Houel, Lavalley, 
F.-R. Duval, Dailly, Ghabrier, etc, les conditions 
nécessaires à l'exécution de l'entreprise ont été rapi- 
dement assurées. 

Le premier voyage du ballon le Zénith a répondu 
aux espérances de la Société de navigation aérienne; 
il a eu lieu pendant vingt-deux heures quarante 
minutes, dépassant ainsi de beaucoup la durée des 
plus longues ascensions accomplies jusqu'àcejour; il a 
permis aux membres de l'expédition d entreprendre , 
sans interruption, une série d'observations, et d'ex- 
écuter de nombreuses expériences. 

Le départ s'est effectué le 23 mars, à l'usine à gaz 
de La Villette, où la Compagnie parisienne a fourni 
le gaz de l'éclairage nécessaire au gonflement. 

A six heures vingt minutes du soir, le ballon s'élève 
dans l'espace, emportant dans sa nacelle les aéronau- 
tes désignés par la Société de navigation aérienne : 
Sivel, Grocé-Spinelli, Albert Tissandier, Jobert et 
moi, 1,100 kilogrammes de lest formé de sable 
fin, des instruments et des appareils de physique et 
de chimie. 

Nousmontons dans l'atmosphère, traversant Paris, 
où des milliers de lumières scintillent comme 
les constellations d'un ciel étoile; nous passons 
len!ement au-dessus du jardin des Tuileries, au- 

10. 



174 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

dessus du dôme des Invalides, et bientôt le spec- 
tacle de la grande métropole disparait à l'horizon, 
pour céder la place au tableau non moins majestueux 
de la campagne. Le soleil jette ses derniers feux sur 
les brumes lointaines, amassées en grandes nappes 
de vapeurs, l'obscurité se fait, et nos lampes de 
Davy nous éclairent seules au milieu de la nuit. 
Après avoir mis en ordre la nacelle, rangé métho- 
diquement les sacs de lest, nous commençons à pro- 
céder à nos expériences. 

Sivel, à qui nous avons dû, par son énergie, 
par son amour de la science, par son infati- 
gable persévérance, le succès de l'ascension, s'oc- 
cupe de déterminer la direction de notre route, 
au moyen de la boussole et d'une cordelette longue 
de 800 mètres, qui, traînant à terre, se dirk e tou- 
jours à l'arrière de la nacelle. Crocé-Spinelli com- 
mence ses observations spectroscopiques, à l'aide 
de deux beaux appareils de modèle différent, qu'il 
devait à M. Duboscq. Jobert lance par-dessus bord 
les imprimés, destinés à être recueillis à terre par 
les habitants, et à être renvoyés par eux à Pans, 
avec les indications de la pression barométrique, de 
la température, de l'état du ciel, sur tous les points 
au-dessus desquels a passé le Zénith. Albert Tissan- 
dier dessine, d'après nature, les paysages aériens, 
il reproduit notamment le curieux spectacle de la 
déformation de la lune qui vient de paraître au- 
de?sus des nuages dont la surface supérieure est 



VINGTIEME VOYAGE 175 

unie comme celle d'un lac. Quant à moi , je fais 
passer successivement 100 litres d'air, à l'aide d'un 
aspirateur à retournement, dans des tubes à pierre 
ponce imbibée de potasse , où l'acide carbonique 
absorbé sera dégagé plus tard dans le laboratoire, et 
dosé à l'état gazeux , par une nouvelle méthode que 
nous avons étudiée, M. Hervé-Mangon et moi. 

Il faut, en outre, noter constamment la pression 
barométrique , dont une lampe des mines éclaire le 
cadran, inscrire la température qui, pendant la 
durée de la nuit, atteint le minimum de 4 degrés et 
demi au-dessous de zéro , prendre les degrés des 
deux thermomètres à boule sèche et à boule mouillée 
du psychromètre dont l'eau malheureusement ne 
va pas tarder à geler, mais que l'hygromètre à 
point de rosée , de Regnault , remplacera avec avan- 
tage ; il faut descendre de la nacelle un long fil de 
cuivre de 200 mètres, et y approcher fréquemment 
un éleclroscope à feuille d'or, pour relever l'état 
électrique de l'air ; il faut enfin considérer ce spec- 
tacle infini du ciel resplendissant , où l'étoile filante 
trace parfois sa courbe lumineuse de -la terre, que 
les rayons argentés de la lune éclairent d'une pâle 
lueur, et qui, par une illusion de la vision, se 
creuse sous la nacelle, en prenant l'apparence d'une 
immense lentille concave. Que de fois ne nous a- 
t-on pas dit, au retour de notre voyage, que la 
nuit devait être longue et le froid mordant! Jamais, 
au contraire, le temps ne s'est écoulé plus vite pour 



H6 HISTOIRE DE MES ASCENSION6 

chacun de nous ; jamais les heures n'ont été mieux 
remplies. 

Le ballon, grâce à l'habileté de Sivel, se 
maintient sur une ligne horizontale , de 700 mètres 
à 1,100 mètres d'altitude, et déjà nous sommes 
persuadés que notre séjour dans l'atmosphère sera 
prolongé. 

Au moyen d'un appareil imaginé par un des 
membres les plus actifs de la Société de navigation 
aérienne,}!. A.. Penaud, et que Crocé-Spinelli et 
Jobert font fonctionner , nous pouvons constamment 
déterminer, du haut des airs , la vitesse de notre 
marche. Cet instrument est formé d'un limbe 
gradué au centre duquel se meut une alilade mobile 
autour d'un axe. Un observateur vise, sous un 
angle de 30 degrés, un objet visible sur terre, 
dans le sens de la marche du ballon ; quand cet objet 
a passé sur la ligne de l'alilade, il remonte celle-ci 
à 60 degrés, puis il attend que le même objet ait 
été exactement relevé une seconde fois. Un autre 
observateur a noté le temps écoulé entre les deux 
lectures; à l'aide des deux angles, et connaissant 
en outre l'altitude , une simple formule trigonomé- 
trique permet de déduire la vitesse de l'aérostat. 
Cette expérience , exécutée à plusieurs reprises, a 
donné des chiffres très-précis , comme on a pu le 
vérifier après l'expédition. 

Nous parlerons tout à l'heure des résultats géné- 
néraux de notre ascensien ; continuons actuelle- 



VINGTIÈME VOYAGE 177 

ment notre voyage qui s'exécute toujours par un 
vent N.-N.-E., dans la direction de la Rochelle et 
de l'Océan. 

A quatre heures trente minutesdu matin, un spec- 
tacle grandiose va se présenter à nos yeux. La lune 
qui n'a pas cessé de briller dans l'azur du ciel s'en- 
toure d'un halo resplendissant, d'un cercle de 
feu, dû à la réfraction de la lumière à travers 
les paillettes de glace suspendues dans l'atmos- 
phère; ce cercle est blanc comme l'argent, il se dé- 
coupe sur un fond obscur, et grandit à vue d'œil, 
en prenant bientôt l'aspect d'une ellipse. Peu à peu, 
une croix de lumière étend ses quatre branches au- 
tour de la lune et complète ce tableau étrange, 
plein de majesté, qu'ont admiré parfois les explo- 
rateurs de régions polaires. 

L'atmosphère offrait à ce moment un aspect par- 
ticulier ; au-dessus de la terre une buée semi-trans- 
parente d'environ 500 mètres d'épaisseur avait di- 
minué d'opacité au moment du lever de la lune, 
ce qui avait déterminé une ascension de l'aérostat. 
Elle allait se dissiper complètement deux heures 
après le lever du soleil. Quelques cirrus suspendus 
dans les hautes régions de l'air étaient très-visibles 
pendant la durée du halo et restèrent dans l'atmos- 
phère, avec plus de persistance que la buée infé- 
rieure, jusqu'à onze heures et demi. En s'abaissant 
à l'horizon, ces cirrus prirent l'aspect d'une lon- 
gue chaîne montagneuse couverte de pics glacés. 



113 HISTOIrtE DE MES ASCENSIONS 

Pendant quelques minutes même, l'illusion fut si 
complète, que nous crûmes voir apparaître au loin 
le massif pyrénéen. Ajoutons enfin que d'autres 
cirrus très-élevés se montrèrent encore dans le ciel 
vers trois heures de l'après-midi. 

Le halo et la croix lumineuse, qui ont graduelle- 
ment apparu disparaissent de même, lentement et 
progressivement; la lueur se dissipe avec l'appa- 
rition du ciel, qui se montre bientôt au-dessus des 
nuées lointaines. La terre s'éclaire, et l'Océan ou- 
vre au loin l'immensité de ses eaux. Nous sommes 
en effet en vue de La Rochelle, et à ce moment Sivel 
observe avec attention la direction du Zénitli. Par 
bonheur le vent s'est relevé vers le nord et lance 
l'aérostat vers le sud. Nous allons pouvoir côtoyer 
la mer pendant de longues heures, nous en rappro- 
cher cl ne jamais la perdre de vue. 

Aussitôt que le soleil a dépassé la ligne de l'ho- 
rizon, l'atmosphère, toujours sèche à la hauteur de 
1,850 mètres où nous planons, se charge subite- 
ment d'électricité. Les feuilles d'or de l'électros- 
cope approché de notre fil de cuivre se dévient en 
elïet de m 06. La quantité d'électricité décroît suc- 
cessivement, pour devenir très-faible, jusqu'au mo- 
ment où nous passerons au-dessus de la Gironde, 
qui réfléchit les rayons solaires avec intensité, et 
produit une élévation de température consi- 
dérable. 

Celte traversée du grand fleuve, exécutée à eux 



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§t*ÏS 



VINGTIÈME VOYAGE JV9 

heures du malin, en vue delà Tour de Cordouan, 
est certainement un des moments les plus émou- 
vants de notre voyage. Le Zénith s'engage sur la 
Gironde à l'endroit de sa plus grande largeur, il y 
passe majestueusement et n'atteint l'autre rivage 
que trente-deux minutes après. Pendant que nous 
planons au milieu du fleuve, des bateaux à voile en 
sillonnent la surface; deux navires à vapeur en 
descendent le cours; ils tracent leur sillage juste 
au-dessous de notre nacelle, et à ce moment ils font 
hisser trois fois leurs pavillons tricolores. Nous ré- 
pondons à ce salut sympathique en agitant nos mou- 
choirs. Ce fleuve vu en plan, ces navires lilliputiens, 
ce phare de Gordouan, réduit à la proportion d'une 
épingle brillant sur un fond brumeux, cette onde 
jaunâtre que rident les vagues, se colorent par les 
tons chauds d'un beau soleil et forment un de ces 
tableaux délicieux, qui laissent dans l'esprit les im- 
pressions les plus durables . 

Pendant cette partie du voyage, nous avons opéré 
le lancement successif des quatre pigeons voya- 
geurs que nous avait confiés M. Gassier, un des co- 
lombophiles du siège de Paris. Le premier pigeon 
a quitté la nacelle à neuf heures du matin, les trois 
autres ont été lâchés avant et après la traversée de 
la Gironde. Le dernier pigeon ne s'est pas élancé 
immédiatement dans l'espace ; il est resté juché 
sur le bord de la nacelle, en proie a une hésitation 
très-apparente. Les quatre oiseaux messagers se 



180 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

sont rapprochés de terre en décrivant de grands 
circuits dans l'atmosphère, mais aucun d'eux n'est 
revenu au colombier. Il est à présumer qu'ils auront 
été désorientés par l'influence d'une longue nuit 
passée dans les airs, et qu'en outre, la distance qui 
les séparait de Paris était déjà trop considérable 
pour qu'ils aient pu retrouver leur chemin . 

Après avoir traversé la Gironde, le vent qui 
nous entraîne nous dirige vers l'étang de Carcans, 
que nous apercevons bientôt, et vers l'Océan, qui 
n'en est séparé que par une mince langue de terre. 
Heureusement quelques feux, allumés à la sur- 
face du sol au milieu des plaines marécageuses qui 
couvrent les Landes, laissent échapper une fumée 
épaisse qui se dirige dans la direction du S.-E. 
Cette observation nous indique nettement qu'il 
règne à la surface du sol un courant aérien du N.- 
0., dont nous pourrons profiter pour nous éloigner 
de la mer. 

Cependant le soleil est devenu très-ardent : le 
Zénith se gonfle avec rapidité, le gaz se dilate et 
s'échappe par l'appendice en descendant à flot 
jusque dans la nacelle. 

Nous montons rapidement jusqu'à l'altitude de 
1,200 mètres, niveau qu'il y aurait imprudence de 
dépasser dans un si proche voisinage de la mer. 
Sivel donne un coup de soupape, et l'aérostat cessa 
bientôt de s'élever ; mais l'action du soleil produit 
une dilatation du gaz si considérable que le Zénith, 




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VINGTIEME VOYAGE 1S1 

à peine descendu de 200 mètres, remonte encore, 
et c'est par cinq ou six fois qu'il faut ouvrir la sou- 
pape béante, pour le faire revenir à 60 mètres au- 
dessus de la terre, où il est entraîné par le courant 
inférieur. 

Ce courant inférieur était très-humide, tandis que 
le courant supérieur était d'une sécheresse presque 
absolue, comme nous l'avons constaté, Crocé-Spi- 
nelli et moi, à l'aide de l'hygromètre à point de ro- 
sée et du spectroscope. 

Le passage de l'aérostat de la couche d'air supé- 
rieure à l'autre courant fut signalé par des mouve- 
ments de rotation renouvelés et énergiques. On res- 
sent une impression particulière quand on se trouve 
à la limite de séparation de deux vents ainsi super- 
posés ; l'air est agité, le ballon frissonne et tour- 
billonne, son étoffe tremble, tandis qu'il est parfai- 
tement immobile quand il est bien équilibré dans 
l'atmosphère. Il y a là, entre les deux courants, des 
remous, des vagues aériennes que l'on ne voit pas, 
mais dont l'aérostat subit l'influence ! il y a des mou- 
vements analogues à ceux qui existeraient à la sur- 
face inférieure d'une couche d'huile glissant sur une 
nappe d'eau, douée elle-même d'un mouvement ra- 
pide. Le courant inférieur va peu à peu diminuer 
d'épaisseur jusqu'à la fin du jour, où il n'aura plus 
qu'une hauteur de 156 mètres environ, mais en 
même temps il gagnera de vitesse. Le courant su- 
périeur, au contraire, va régner uniformément ; 

l) 



182 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

c'est toujours le N.-N.-E., bien établi dans l'atmos- 
phère, c'est le courant dominant, général, que les 
observateurs terrestres ne voient pas cependant, 
plongés qu'ils sont dans le courant N.-O. intérieur, 
vent superficiel et probablement tout accidentel. 

Pendant six heures consécutives, le Zénith a 
trouvé de précieuses ressources dans l'emploi de 
ces deux courants superposés ; huit fois successive- 
ment il est monté dans le courant supérieur, qui le 
dirigeait vers la mer, pour redescendre alternative- 
ment un même nombre de fois dans le courant infé- 
rieur, qui le rejetait sur la terre ferme. La route 
dans la verticale est singulièrement tortueuse, 
<a marche en projection horizontale forme une série 
de zigzags, qui le rapprochent peu à peu d'Arca- 
chon, près du bassin duquel il arrive à la fin du 
jour, après avoir tiré des bordées comme un navire 
à voile. 

Après ce long voyage au-dessus des maigres sa- 
pins des Landes, que découpent des flaques d'eau 
abondantes, après un séjour de six heures dans un 
air brûlant, où le soleil nous lance des rayons ar- 
dents, le Zénith touche terre à Monfplaisir, com- 
mune de Lanion (Gironde), dans le voisinage d'Ar- 
cachon? La brise est forte et la nacelle est emportée 
avec rapidité ; mais l'ancre jetée par ,Sivel mord 
immédiatement, sans secousse, grâce à un système 
d'arrêt très-ingénieux, formé de frotteurs qui font 
glisser l'ancre avec des résistances toujours crois- 



VINGTIÈME VOYAGE 183 

santés, le long du câble où elle est attachée à l'aide 
d'une boucle. — Nous nous pendons à la corde de 
la soupape et le Zénith est bientôt maîtrisé. 

Nous avons déjà mis pied à terre, lorsque quel- 
ques bergers des Landes accourent montés sur 
des échasses, en faisant entendre des cris de joie et 
d'étonnement : ils nous prêtent de très-bonne grâce 
l'utile concours de leurs bras vigoureux. 

Une ascension de longue durée, comme celle que 
nous venons de raconler, exactement retracée à 
laide d'un diagramme, dont les éléments ont été 
recueillis sans interruption, ne manque pas de 
fournir des faits généraux offrant un intérêt réel au 
point de vue de la physique du globe. Grâce aux 
imprimés lancés de la nacelle, et retournés à Paris 
au nombre de soixante, de tous les points de notre 
route, le diagramme que nous avons présenté à 
l'Académie des sciences indique les températures 
du sol en même temps que les températures de l'air 
supérieur. On voit que la température de l'air était 
plus élevée dans tout le parcours que la tempéra- 
ture du sol. Ce diagramme montre encore que le 
ballon, quand il était maintenu sur l'horizontale, 
suivait les proéminences du sol et s'élevait de lui- 
même, poussé par un vent ascendant quand il 
passait au-dessus d'une colline. Ce fait est surtout 
rendu manifeste par le passage du ballon à 600 
mètres au-dessus d'un monticule situé dans la Tou- 
raine, et dominant de 268 mètres le niveau de la 



184 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

mer. Le tracé graphique de l'ascension met en évi- 
dence la ligne courbe suivie par un courant aérien, 
pendant un long parcours ; le ballon s'est, en effet, 
fréquemment éloigné d'une direction en ligne di- 
recte : le tracé montre enfin les variations très-ap- 
préciables de la vitesse du vent, qui fait environ 
5 mètres à la seconde pendant la nuit, 10 mètres 
au lever du jour, et qui diminue de vitesse dans les 
hautes régions, contrairement à ce qui a lieu le plus 
habituellement. La vitesse du courant N.-N.-E. 
dans les landes de la Gironde ne dépassait pas la 
vitesse de 3 mètres à la seconde, tandis que le vent 
inférieur, dont la vitesse s'est accrue jusqu'au mo- 
ment de l'atterrissage, était d'abord de 7 mètres à 
la seconde, pour atteindre ensuite près de 12 
mètres. 

Nous ne nous engagerons pas plus longuement 
dans le résumé de ces observations multiples ; il 
faudrait entrer dans des détails trop minutieux pour 
parler des effets de nuages, des déformations du so- 
leil et de la lune par la réfraction, phénomènes dont 
Albert Tissandier a retracé la succession par le 
dessin, indispensable complément des études mé- 
téorologiques. Mais nous devons ajouter quelques 
mots sur les observations spectroscopiques de Grocé- 
Spinelli. Quand le soleil et la lune ont été au-des- 
sous de l'horizon, les spectroscopes ont montré des 
bandes de vapeur d'eau extrêmement accusées. 
Aussitôt que ces deux astres se sont élevés de 



VINGTIEME VOYAGE 185 

quelques degrés seulement sur l'horizon, les bandes 
sont devenues infiniment plus faibles et ont fini 
même par être très-peu visibles, ce qui démontrait 
que la quantité de vapeur d'eau dans les régions su- 
périeures de l'air était très-faible. Une telle séche- 
resse est un fait qui mérite d'être signalé. Le psy- 
chromètre, avant que l'eau qu'il contenait ne fût 
gelée, et l'hygromètre de Regnault ont, comme nous 
l'avons vu précédemment , vérifié ces observa- 
tions. 

Nous aurions encore à parler des sondes aériennes 
imaginées par Sivel, d'un appareil destiné à mesurer 
l'ombre du ballon que nous avons vu se dessiner 
sur le sol, sur les rivières, d'un remarquable ther- 
momètre enregistreur de M. Negretti, destiné à 
prendre des températures à quelques centaines de 
mètres au-dessous de la nacelle, d'un nouvel ané- 
momètre de Grocé-Spinelli et Redier ; mais nous 
ne voulons pas étendre outre mesure ce chapitre 
déjà long. 

Nous terminons ici le résumé d'une ascension où, 
pendant vingt-deux heures quarante minutes, il n'a 
jamais manqué ni d'expériences à exécuter, ni 
d'observations à entreprendre ; car, dans l'atmo- 
sphère, si peu connue, tout est à considérer, tout 
est à apprendre. 

Nous espérons, disions-nous au retour de notre 
voyage, que la Société française de navigation 
aérienne ne s'en tiendra pas à ces premières tenta- 



186 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

tives ; elle saura prouver dans l'avenir qu'elle était 
digne de prendre pour devise cette belle parole : 
« Toujours plus loin et toujours plus haut 1 » 



CHAPITRE VINGT-ET-UNIEME 



Ascension à grande hauteur du Zénith , de Paris à Cirou 
(Indre), 15 avril 1S75. 



îtORT DE CROCÉ-SPINELLI ET DE SIVEL. 

Le jeudi 15 avril 1875, à 11 heures 32 minutes 
du matin, l'aérostat le Zénith s'élevait de terre à 
l'usine à gaz de La Villette. Grocé-Spinelli, Sivel et 
moi avions pris place dans la nacelle. Trois ballon- 
nets remplis d'un mélange d'air à 70 pour 100 d'oxy- 
gène étaient attachés au cercle. À la partie inférieure 
de chacun d'eux un tube de caoutchouc traversait 
un flacon laveur rempli d'un liquide aromatique. 
Cet appareil, dans les hautes régions de l'atmo- 
sphère, devait fournir aux voyageurs le gaz combu- 
rant nécessaire à l'entretien de la vie. Un aspirateur 
à retournement rempli d'essence de pétrole, que 
l'abaissement de température ne peut solidifier, était 
suspendu en dehors de la nacelle; il allait être 
arrimé verticalement à 3,000 mètres d'altitude pour 
faire passer de l'air dans les tubes à potasse destinés 
au dosage de l'acide carbonique. Sivel avait attaché 
à portée de sa main quelques s? es de lest qui se 
vidaient d'eux-mêmes en coupant la mince corde- 
lette qui les retenait. Il avait ûxé sous la nacelle un 



1S3 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

épais matelas de paille pour amortir le choc à la 
descente. Crocé-Spinelii avait emporté son beau 
spectroscope, si fréquemment employé dans le pré- 
cédent voyage du ballon le Zénith. On avait suspendu 
aux cordes de la nacelle deux baromètres anéroïdes, 
vérifiés le matin sous la machine pneumatique et 
donnant, le premier, les pressions correspondant aux 
altitudes de à 4,000 mètres, le second indiquant 
celles de 4,000 à 9,000 mètres. A côté de ces ins- 
truments pendaient : un thermomètre à alcool 
rougi donnant la mesure de basses températures 
jusqu'à — 30 degrés; un thermomètre à minima et 
à maxima, qu'une cordelette sans fin, fixée à la sou- 
pape dans l'axe verticale de l'aérostat, pouvait faire 
monter et descendre au milieu de la masse de gaz. 
Au-dessus, dans une boite scellée, étaient enfermés 
les huit tubes barométriques témoins, bien emballés 
dans de la sciure de bois, et destinés à fournir au 
retour des indications précises sur le maximum de 
hauteur atteint par les voyageurs. L'instrument à 
faire le point de M. A. Penaud, des caries, des bous- 
soles, des questionnaires imprimés destinés à être 
lancés de la nacelle, des jumelles, etc., complétaient 
le matériel scientifique de l'expédition. 

On part, on s'élève au milieu d'un flot de lumière, 
emblème de la joie, de l'espérance!... 

Trois heures après le dépari, Sivel et Crocé- 
Spinelli allaient être trouvés inanimés dans la na- 
celle! Au-delà de 8,000 mètres d'altitude, l'asphyxie 



YINCST-ET-UNIEME VOYAGE 189 

a frappé de mort ces disciples de la science et de la 
vérité ! 

Il appartient à leur compagnon de voyage, mira- 
culeusement échappé au trépas, de fermer un ins- 
tant son cœur à la douleur, de chasser les tristes 
souvenirs et les sombres visions, pour rapporter les 
faits recueillis pendant l'exploration et pour dire ce 
qu'il sait de la mort de ses infortunés et glorieux 
amis. 

Dès les premiers moments de l'ascension, qui 
s'exécuta d'abord avec une vitesse de deux mètres 
environ à la seconde, et se ralentit légèrement à 
3,500 mètres pour augmenter à 5,000 mètres, sous 
la chute constante de lest et sous l'action d'un soleil 
brûlant, Sivel prend le soin prudent de descendre 
la corde d'ancre et de tout préparer pour l'atterris- 
sage. A peine sommes-nous à 300 mètres au-dessus 
du sol qu'il s'écrie avec joie : 

— Nous voilà partis, mes amis! je suis bien 
content. 

Et un peu plus tard, regardant l'aérostat arrondi 
au dessus de la nacelle : 

— Voyez le Zénith, comme il est bien gonflé ; 
comme il est beau ! 

Crocé-Spinelli me disait : 

— Allons, Tissandier, du courage. A l'aspirateur, 
à l'acide carbonique ! — Et je disposais mon expé- 
rience pour faire passer 70 litres d'air dans les tubes 
à potasse à l'altitude de 4,000 à 6,000 mètres. Mais 

n. 



190 JISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

ces tubes, que je n'ai pas eu la force au dernier 
moment de serrer dans leur boîte ouatée, devaient 
être brisés en mille fragments ù la descente! Ces 
expériences seront reprises ultérieurement. 

A l'altitude de 3,300 mètres, le gaz s'échappait 
avec force de l'appendice béant au-dessus de nos 
têtes. L'odeur était prononcée, et sans que Sivel et 
moi en ayons été incommodés, je dois signaler les 
lignes suivantes que je trouve écrites sur le carnel 
de Grocé-Spinelli: 

« 11 h. 57 m. H. 500. 

Température + 1° Légère douleur dans les oreil- 
les. Un peu oppressé. C'est le gaz. » 

J'ajouterai que le Zénith n'avait pas été entière- 
ment gonflé, pour laisser une large place à la dilata- 
lion. 

(Juelques personnes ont pen-é que le gaz de l'é- 
clairage s'échappant de l'appendice de l'aérostat au- 
dessus de la tête des voyageurs a dû exercer une 
action délétère assez considérable pour causer la 
mort de Grocé-Spinelli et de Sivel. J'ai la persuasion 
que cette cause doit être éliminée. Dans plusieurs 
ascensions précédentes, il m'est arrivé de sentir 
l'odeur du gaz de l'éclairage bien plus vivement et 
pendant un temps de longue durée, sans que ni moi 
ni mes compagnons d'ascension en aient été sérieu- 
sement incommodés. L'appendice est assez loin de la 
nacelle pour que le gaz se trouve mélangé à un très 
grand volume d'air qui atténue singulièrement 



VINGT-ET-UN1ÈME VOYAGE 191 

ses effets. Je ferai observer que, comme on le verra 
tout à l'heure, Grocé-Spinelli et Sivel vivaient encore 
après avoir atteint l'altitude de 8,000 mètres; qu'ils 
ont trouvé la mort lors du retour de l'aérostat dans 
les hautes régions, et que pendant cette deuxième 
ascension, le ballon avait à peu près perdu tout 
le gaz qu'il pouvait laisser échapper par son ouver- 
ture inférieure. 

A 4,000 mètres le soleil est ardent, le ciel est 
resplendissant, de nombreux cirrhus s'étendent à 
l'horizon, dominant une buée opaline qui forme 
un cercle immense autour de la nacelle. 

A 4,300 mètres, nous commençons à respirer de 
l'oxygène, non pas parce que nous sentons encore 
le besoin d'avoir recours au mélange gazeux, mais 
uniquement parce que nous voulons nous convaincre 
que nos appareils, si bien disposés par M. Limousin, 
d'après les proportions indiquées par M. P. Bert, 
fonctionnent convenablement. 

Je dois dire à ce sujet que mon cher et regretté 
Grocé-Spinelli avait insisté avec énergie pour que 
je fisse partie de l'ascension à grande hauteur, qu'il 
devait d'abord accomplir seul avec Sivel. M. Hervé- 
Mangon, président de la Société de navigation 
aérienne, et M. Hureau de Villeneuve, secrétaire 
général, n'approuvaient pas ce projet, dans la seule 
crainte, je me hâte de l'ajouter, de priver Sivel de 
la quantité suffisante de lest que ma présence devait 
forcément diminuer. Ces messieurs avaient cepen- 



192 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

dantcédéaux pressantes instances de Grocé-Spinelli. 
Qui eut résisté aux charmes de sa parole entraînante 
et. de son regard ? 

— Mon ami Tissandier, me disait Crocé, quel- 
ques jours avant la première ascensiou du Zénith, 
soyez tranquille, vous partirez avec nous. Je ne 
vous quitte pas, ajoutait-il en me serrant dans 
ses bras. Il faut être trois pour faire une ascension 
en hauteur, pour mieux confirmer les résultats. Et 
qui sait? un accident peut survenir. Six bras valent 
mieux que quatre ! D'ailleurs, il faut que vous res- 
piriez l'oxygène dans les hautes régions, pour 
affirmer comme nous que cela est efficace, que cela 
est nécessaire. 

Grocé-Spinelli avait un ardent amour de la vérité, 
et il ne pouvait admettre, lui si franc, si loyal, que 
l'on mit en doute ses affirmations. C'est à l'altitude 
de 7,000 mètres, à 1 heure 20 minutes, que 
j'ai respiré le mélange d'air et d'oxygène, et que 
j'ai senti, en effet, tout mon être, déjà oppressé, se 
ranimer sous l'action de ce cordial ; à 7,000 mètres, 
j'ai tracé sur mon carnet de bord les lignes suivantes: 
Je respire oxygène. Excellent effet. 

A cette hauteur, Sivel, qui était d'une force 
physique peu commune et d'un tempérament sanguin, 
commençait à fermer les yeux par moments, à s'as- 
soupir môme et à devenir un peu pâle. Mais cette 
âme vaillante ne s'abandonnait pas longtemps aux 
mouvements de la faiblesse: il se redressait avec 



VINGT-ET-UNIÈME VOYAGE 193 

l'expression de la fermeté; il me faisait vider le 
liquide contenu dans mon aspirateur après mon 
expérience, et il jetait le lest par-dessus bord pour 
atteindre des régions plus élevées. Sivel avait été 
l'an dernier à 7,300 mètres, avec Grocé-Spinelli; il 
voulait, cette année, monter à8, 000 mètres, et quand 
Sivel voulait, il eût fallu de grands obstacles pour 
entraverses desseins. 

Crocé-Spinelli avait depuis longtemps l'œil fixé 
au spectroscope. Il paraissait rayonnant de joie et 
s'était écrié déjà : 

— Il y a absence complète des raies de la vapeur 
d'eau. 

Puis, après avoir fait entendre ces paroles, il 
s'était mis à continuer ses observations avec une telle 
ardeur, qu'il m'avait prié d'inscrire sur mon carnet 
le résultat des lectures du thermomètre et du baro- 
mètre. 

Pendant le cours de cette ascension rapide, au 
milieu d'occupations multiples, il nous a été difficile 
d'apporter aux observations physiologiques l'atten- 
tion qu'elles nécessitent. Nous réservions nos forces 
à cet égard pour le moment où nous serions plongés 
dans l'air des régions supérieures, sans soupçonner 
le dénouement funeste qui allait paralyser nos 
efforts. 

Pendant la durée de l'ascension jusqu'à 7,000 
mètres, les observations thermométriques ont été 
exécutéesrégulièrement. Elles indiquent une dimi- 



194 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

nution progressive de température jusqu'à 3,200 
mètres, une augmentation de 3,200 à 700, et enlin 
une diminution graduelle de 4i,000 mètres jusqu'à 
7,000 et au-delà. 

Pour la première fois, nous avons déterminé 
d'une façon précise la température 'intérieure du 
ballon, et les résultats que nous avons obtenus 
nous semblent offrir un grand intérêt. Sivel avait 
parfaitement organisé la cordelette destinée à l'as- 
cension d'un tbermométrographe dans l'aérostat, et 
Crocé-Spinelli lit l'expérience à deux reprises dif- 
férentes à l'aide de l'appareil que je m'étais pro- 
curé. Le thermomètre, à tube courbe, contenait de 
l'alcool et du mercure, qui s'élevait dans une des 
branches du tube, soulevant un indice de fer ; on 
ramenait préalablement l'indice à la surface du li- 
quide à l'aide d'un aimant. Le tbermométrographe 
nous indiqua que la température du gaz du ballon 
était de 19° au centre, de 22° près de la soupape, 
alors que nous planions à l'altitude de 4,600 à 
5,000 mètres, et que la température de l'air am- 
biant était de 0°. A 5,300 mètres, la température 
intérieure du ballon, au centre, atteignait 23°, 
tandis que l'air extérieur était h — 5°. Entin le 
theimométrographe resta dans le ballon au mo- 
ment de notre anéantissement. Je l'ai retrouvé in- 
tact après la descente; il s'était élevé à la tempéra- 
ture de 23°. Ces faits nouveaux expliquent, par 
celte différence considérable de température du gaz 



V1NGT-ET-UNIÈME VOYAGE 195 

du ballon et de l'air où il est immergé, l'ascension 
rapide du navire aérien dans les hautes régions et 
sa descente précipitée à des niveaux inférieurs. 

J'arrive à l'heure fatale où nous allions être saisis 
par la terrible influence de la dépression atmosphé- 
rique. A 7,000 mètres, nous sommes tous debout 
dans la nacelle ; Sivel, un moment engourdi, s'est 
ranimé; Grocé-Spinelli est immobile en face de moi. 

— Voyez, me dit ce dernier, comme ces cirrhus 
sont beaux ! 

C'était beau, en effet, ce spectacle sublime 
qui s'offrait à nos yeux. Des cirrhus de formes 
diverses, les uns allongés, les autres légèrement 
mamelonés, formaient autour de nous un cercle 
d'un blanc d'argent. En se penchant au-dehors de la 
nacelle, on apercevait, comme au fond d'un puits 
dont les cirrhus et la buée inférieure eussent formé 
les parois, la surface terrestre qui apparaissait dans 
les abîmes de l'atmosphère. Le ciel, loin d'être 
noir et foncé, était d'un bleu clairet limpide; le so- 
leil ardent nous brûlait le visage. Cependant le 
froid commençait à faire sentir son influence, et 
nous avions antérieurement déjà placé nos couver- 
tures sur nos épaules. L'engourdissement m'avait 
saisi, mes mains étaient froides, glacées. Je voulais 
mettre mes gants de fourrure ; mais, sans en avoir 
conscience, l'action de les prendre dans ma poche 
nécessitait de ma part un effort que je ne pouvais 
plus faire. 



lf.6 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

A celle hauteur de 7,000 mètres, j'écrivais 
presque machinalement sur mon carnet; je recopie 
textuellement les lignes suivantes, qui ont été 
écrites sans que j'en aie actuellement le souvenir 
bien précis ; elles sont tracées d'une façon peu 
lisible, par une main que le froid devait singuliè- 
rement faire trembler: 

« J'ai les Itiains gelées. Je vais bien. Nous allons 
bien. Brume à l'horizon avec petits cirrhus arrondis. 
Nous montons. Crocé souffle. Nous respirons oxygène. 
Sivel ferme les yeux, Crocé aussi ferme les yeux. Je 
vide aspirateur. Temp.— 10°. 1 h. 20 m. H. —320 
Sivel est assoupi.... 1 h. 25 m., temp. — 1 1°. //. — 
300. Sivel jette lest. Sivel jette lest. (Ces derniers 
mots sont à peine lisibles. ) 

Sivel, en effet, qui était resté quelques instants 
comme pensif et immobile, fermant parfois les 
yeux, venait de se rappeler sans doute qu'il voulait 
dépasser les limites où planait encore le Zénith. 
Il se redresse ; sa figure énergique s'éclaire subite- 
ment d'un éclat inaccoutumé ; il se tourne vers moi 
et me dit : 

— Quelle est la pression ? 

— 300 (7,540 mèlres d'altitude environ). 

— Nous avons beaucoup de lest, faut-il en jeter ? 
Je lui réponds : 

— Faites ce que vous voudrez. 

ïl se tourne vers Crocé et lui fait la môme ques- 



VINGT-ET-UNIÈME VOYAGE 197 

tion. Crocé baisse la tête en signe d'affirmation très- 
énergique. 

Il y avait dans la nacelle au moins cinq sacs de 
lest ; il y en avait encore à peu près autant, pendus 
en dehors par leurs cordelettes. Ceux-ci, nous de- 
vons l'ajouter, n'étaient plus entièrement remplis -, 
Sivel avait certainement su estimer leur poids, mais 
il nous est impossible de rien fixer à cet égard. 

Sivel saisit son couteau et coupe successivement 
trois cordes; les trois sacs se vident et nous mon- 
tons rapidement. Le dernier souvenir bien net qui 
me soit resté de l'ascension remonte à un moment 
un peu antérieur. Grocé-Spinelli était assis, tenant 
à la main le flacon laveur du gaz oxygène ; il avait 
la tête légèrement inclinée et semblait oppressé. 
J'avais encore la force de frapper du doigt le baro- 
mètre anéroïde pour faciliter le mouvement de son 
aiguille ; Sivel venait de lever la main vers le ciel, 
comme pour montrer du doigt les régions supé- 
rieures de l'atmosphère. 

Mais je n'avais pas tardé à garder l'immobilité 
absolue, sans me douter que j'avais déjà peut-être 
perdu l'usage de mes mouvements. Vers 7,500 
mètres, l'état d'engourdissement où l'on se trouve 
est extraordinaire. Le corps et l'esprit s'affai- 
blissent peu à peu, graduellement, insensiblement, 
sans qu'on en ait conscience. On ne souffre en au- 
cune façon ; au contraire. On éprouve une joie in- 
térieure et comme un effet de ce rayonnement de 



198 BISTOIAE DE MES ASCENSIONS 

lumière qui vous inonde. On devient indifférent ; 
on ne pense plus ni à la situation périlleuse ni au 
danger ; on moule et on est heureux de monter. 
Le vertige des hautes régions n'est pasun vain mot. 
Mais, autant que je puis en juger par mes impres- 
sions personnelles, ce vertige apparaît au dernier 
moment ; il précède immédiatement l'anéantisse- 
ment, subit, inattendu, irrésistible. 

Lorsque Sivel eut coupé les trois sacs de lest, à 
l'altitude de 7,450 mètres environ, c'est-à-dire sous 
la pression 300 (c'est le dernier chiffre que j'aie 
écrit alors sur mon carnet), je crois me rappeler 
qu'il s'assit au fond de la nacelle, où je me soute- 
nais appuyé contre le bord de l'esquif. Je ne tardai 
pas à me sentir si faible, que je ne pus même pas 
tourner la tête pour regarder mes compagnons. 

Bientôt je veux saisir le tube à oxygène, mais il 
m'est impossible de lever le bras. Mon esprit ce- 
pendant est encore très-lucide. Je considère tou- 
jours le baromètre ; j'ai les yeux fixés sur l'aiguille, 
qui arrive bientôt au chiffre de la pression 290, puis 
'280 qu'elle dépasse. 

Je veux m'écrier : 

— Nous sommes à 8,000 mètres ! 

Mais ma langue est comme paralysée. Tout-à T 
coup, je ferme les yeux et je tombe inerte , per- 
lant absolument le souvenir. Il était environ 1 
heure 30 minutes. 

A 2 heures 3 minutes je me réveille un moment. 



VINGT-ET-UNIÉME VOYAGE 199 

Le ballon descendait rapidement. J'ai pu couper un 
sac de lest pour arrêter la vitesse, et écrire sur 
mon registre de bord les lignes suivantes, que je re- 
copie : 

«Nous descendons ; température — 8°; je jette 
lest,HI. — 315. Nous descendons. Sivel et Crocé 
encore évanouis au fond de la nacelle. Descendons 
très-fort. 

A peine ai-je écrit ces lignes qu'une sorte de 
tremblement me saisit, et je retombe affaibli encore 
une fois. Le vent était violent de bas en haut, et 
dénotait une descente très-rapide. Quelques mo- 
ments après, je me sens secouer par le bras, et je 
reconnais Crocé, qui s'est ranimé. « Jetez du lest 
me dit-il, nous descendons. » Mais c'est à peine si 
je puis ouvrir les yeux, et je n'ai pas vu si Sivel 
était réveillé. 

Je me rappelle que Crocé a détaché l'aspirateur 
qu'il a lancé par-dessus bord, et qu'il a jeté du lest 
des couvertures, etc. (1). Tout cela est un souvenir 



(1) L'aspirateur, d'après les renseignements fournis à 
la Société de la navigation aérienne par le maire de Cour- 
menin (Loir-et-Cher), est tombé près d'une femme as- 
sise sur l'herbe avec ses deux enfants. Son choc contre terre 
produisit un grand bruit. On ramassa dans le voisinage 
une couverture de voyage et une boite garnie de ouate, 
destinée à garantir les tubes à potasse. Nous rappellerons 
que l'aspirateur était vide, qu'il ne pesait plus que 17 ki- 
logrammes, et que l'infortuné Spiaelli, en le jetant, n'a- 



200 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

extrêmement confus qui s'éteint vite, car je retombe 
dans mon inertie plus complètement encore qu'au- 
paravant, et il me semble que je m'endors d'un 
sommeil éternel. 

Que s'est-il passé? Il est certain que le ballon 
délesté, imperméable comme il l'était, et très-chaud 
est remonté encore une fois dans les hautes 
régions (1). 

A 3 heures 30 minutes environ, je rouvre les 
yeux, je me sens étourdi, affaissé, mais mon esprit 
se ranime. Le ballon descend avec une vitesse, 
effrayante ; la nacelle est balancée fortement et dé- 
crit de grandes oscillations. Je me traîne sur les 
genoux et je tire Sivel par le bras, ainsi que 
Grocé. 



vait rien fait de contraire aux règles de l'aéronautique, 
puisque la descente était très-rapide. Quand le ballon re- 
monta, il eut fallu tirer la corde de la soupape, mais 
Crocé, repris par la faiblesse, n'eut sans doute plus la 
force de le faire. 

(1) Le récit de cette dernière partie du voyage a été 
écrit le lendemain même de l'atterrissage, dans une let- 
tre adressée à M. Maugon, président de la Société fran- 
çaise de navigation aérienne. Il est tout empreint de l'im- 
pression que je ressentais alors. Je n'y ai rien ajouté, rien 
changé, car je ne saurais retracer plus complètement, 
aujourd'hui, cet événement plein d'horreur. On jugera 
de l'état de surexcitation où je me trouvais à la des- 
cente, parle, fait suivant. Quand j'ai tranché la corde qui 
retenait l'ancre, avec le couteau que je tenais de la main 



V.rtGT-ET-UNIÈME VOYAGE 201 

— Sivel! Grocé! m'écriai-je, réveillez-vous! 

Mes deux compagnons étaient accroupis dans la 
nacelle, la tête cachée sous leurs couvertures de 
voyage. Je rassemble mes forces et j'essaye de les 
soulever. Sivel avait la figure noire, les yeux ternes, 
la bouche béante et remplie de sang. Grocé avait 
les yeux à demi fermés et la bouche ensanglantée. 

Raconter en détail ce qui se passa alors, m'est 
impossible. Je ressentais un vent effroyable de bas 
en haut. Nous étions encore à 7,000 mètres d'al- 
titude. Il y avait dans la nacelle deux sacs de lest 
que j'ai jetés. Bientôt la terre se rapproche, je veux 
saisir mon couteau pour couper la cordelette de 
l'ancre : impossible de le trouver. J'étais comme 
fou, je continuais à appeler : Sivel ! Sivel ! 

Par bonheur, j'ai pu mettre la main sur un cou- 



droite, je me coupai en même temps l'index de la main 
gauche sans le sentir en aucune façon. La vue du sang 
m'a seule arrêté. Les manœuvres de la descente, lance- 
ment de l'ancre, au moment voulu, ouverture de la sou- 
pape pendant le traînage, etc., ont été faites en quelque 
sorte instinctivement, grâce à l'habitude acquise dans 
mes précédents voyages. Je ne publie ces détails que 
parce qu'ils me semblent offrir un intérêt physiologique. 
Cet état de surexcitation fébrile, suivi d'un affaissement, 
est-il le résultat de l'influence de l'asphyxie, ou celui du 
saisissement qu'avait fait naître, en mon esprit, la vue 
de mes infortunés amis, morts si subitement, et d'une 
façon si terrible? Il provenait peut-être de ces deux 
causes réunies. 



202 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

teau et détacher l'ancre au moment voulu. Le 
choc à terre fut d'une violence extrême. Le ballon 
sembla s'aplatir et je crus qu'il allait rester en 
place, mais le vent était rapide et l'entraîna. L'an- 
cre ne mordait pas, la nacelle glissait à plat sur le 
champs ; les corps de mes malheureux amis étaient 
cahotés çà et là ; je croyais à tout moment qu'ils 
allaient tomber de l'esquif. Cependant, j'ai pu 
saisir la corde de la soupape, et le ballon n'a pas 
tardé à se vider, puis à s'éventrer contre un arbre. 
Il était quatre heures. 

En mettant pied à terre, j'ai été pris d'une sur- 
excitation fébrile, et je me suis un instant affaissé 
en devenant livide. J'ai cru que j'allais rejoindre 
mes amis dans l'autre monde. 

La descente du Zénith a eu lieu dans les plaines 
qui avoisinent Ciron (Indre), à 250 kilomètres de 
Paris à vol d'oiseau. D'après les questionnaire.-* 
lancés de la nacelle, et renvoyés au siège de la 
Société de navigation aérienne par ceux qui les ont 
ramassés à terre, je me suis assuré que le Zénith 
n'ai pas été dévié de sa route, et que sa direction 
était constante jusqu'à la hauteur de 8,000 mètres. 

Sa vitesse était certainement plus considérable 
dans les hautes régions de l'atmosphère qu'à la sur- 
face du sol . 

Les questionnaires imprimésn'ontpas mis moins de 
troisheurespourdescendredelahauteurde7,000mè- 
tres jusqu'à terre. Un papier lancé machinalement 



VINGT-ET-UNIÈMIÏ VOYAGE 203 

par moi, au moment de mon premier réveil, et 
taché de sang par une coupure légère que je m'é- 
tais faite à la main avant mon premier évanouisse- 
ment, a été recueilli voltigeant encore dans l'at- 
mosphère, trente-cinq minutes après l'atterrissage 
du ballon. 

Après avoir retracé l'histoire de l'ascension du 
Zénith, j'arrive aux deux points importants qui ont 
si vivement préoccupé l'attention du monde savant 
et du public. 

Quelle est la hauteur maxima atteinte par le 
Zénith ? 

Quelle est la cause de la mort de Grocé-Spinelli 
etdeSivel? 

La première question est tout-à-fait résolue par 
l'ouverture des tubes barométriques témoins, ima- 
ginés par M. Janssen, et déjà employés par Sivel et 
Grocé-Spinelli lors de leur ascension à 7,300 mè- 
tres (22 mars 1874). 

L'opération, en ce qui concerne l'ascension du 
Zénith, a été faite dans le laboratoire de physique 
de la Sorbonne, avec le concours de MM . Berthelot, 
Jamin et Hervé Mangon. Les tubes que j'ai rap- 
portés ont été placés sous la machine pneumatique 
avec un baromètre. On a fait progressivement le 
vide jusqu'à ramener la colonne de mercure à l'ex- 
trémité courbée du tube, dans les conditions où elle 
devait se trouver au moment où nous avons atteint 
la plus grande hauteur. Un tube avait été cassé, 



204 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

quelques autres avaient éprouvé des accidents ou 
fonctionné mal, mais il y en a deux dont la mar- 
che a été régulière, et qui nous ont fourni des ré- 
sultats concordants. Ils tendent à établir que la plus 
faible pression était de 264 à 262 milimètres, ce qui 
porte la hauteur maxima entre 8,540 et 8,600 
mètres ( correction faite de la pression à la surface 
du sol). 

M. Janssen en préconisant l'emploi des baro- 
mètres témoins que nous venons de décrire, recom- 
mandait de retourner les tubes après avoir atteint le 
maximum de hauteur. Mais cette précaution n'est 
pas indispensable ; nous avons constaté à l'aide de 
la machine pneumatique, que les tubes baromé- 
triques capillaires peuvent fonctionner avec pré- 
cision, sans qu'il y ait une rentrée d'air, s'ils sont 
soumis à des dépressions successives. Après avoir 
baissé dans le tube, le mercure est refoulé dans sa. 
partie supérieure, quand la pression barométrique 
augmente : c'est ainsi qu'ont fonctionné les deux 
tubes témoins expérimentés au laboratoire de la 
Sorbonne. 

Gomme au moment de mon anéantissement, à 
8,000 mètres, l'aiguille du baromètre passait rapi- 
dement sur le chiffre de la pression 28 (3,002 mè- 
tres) et indiquait ainsi une ascension d'une assez 
grande vitesse, j'ai la persuasion que nous avons 
atteint cette altitude de 8,600 mètres, dès la pre- 
mère ascension. Mais ce n'est pas la rapidité de 



VINGT-ET-UNIEME VOYAGE 205 

cette ascension qui a causé la mort de mes deux 
amis, car après la première descente, Crocé-Spi- 
nelli et très-certainement Sivel vivaient encore ; ils 
ont été frappés de mort quand le ballon a atteint 
une seconde fois les niveaux élevés qu'il venait de 
quitter, mais qu'il n'a pas dû dépasser beaucoup, 
son poids et son volume ne lui permettant certaine- 
ment pas de monter plus haut. 

Il ne me semble pas douteux que la mort de ces 
infortunés soit la conséquence de la privation d'air 
résultant de la dépression atmosphérique ; il est 
possible de supporter pendant un temps de faible 
durée l'action de cette asphyxie; il est difficile 
d'en subir l'effet coup sur coup, pendant près de 
deux heures presque consécutives. Notre séjour 
dans les hautes régions a été, en effet, bien plus 
long que celui d'aucune ascension précédente à 
grande hauteur. J'ajouterai que l'air particuliè- 
rement sec n'a peut-être pas été sans exercer une 
funeste influence. 

On sait qu'en réalité la diminution de pression 
n'est pas la cause directe des accidents. Ceux-ci 
sont dus à une trop faible tension de l'oxygène res- 
piré par les hommes ou les animaux qui sont sou- 
mis dans l'air ordinaire à une faible pression. 

M. Bert a montré qu'un homme qui respire de 
l'air ordinaire à une demi-atmosphère, qui se trouve 
par exemple à 5,500 mètres d'altitude, est dans la 
même situation que si, au niveau de la mer, il res- 

12 



206 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

piraitun air contenant 10 pour 100 d'oxygène au 
lieu de 20, quantité mormale en chiffres ronds. A la 
pression ordinaire ; la tension de l'oxygène est de 20, 
elle est de 10 à une demi-atmosphère, de 5 à 
un quart. 

La dépression atmosphérique agit donc par l'as- 
phyxie, et non par l'influence mécanique de la di- 
minution de pression . 

Le Zénith a décrit dans l'espace une sorte de 
M gigantesque de 8,000 mètres de hauteur. Nous 
appellerons l'attention du lecteur sur les cirrhus que 
nous avons observés, et dont la présence offre un 
intérêt tout particulier, puisque l'atmosphère, à la 
surface du sol, paraissait absolument limpide, et 
que le ciel n'a pas cessé d'être bleu et clair. L'air 
était certainement rempli de paillettes de glaces, 
extrêmement ténues, dont rien ne faisait soupçon- 
ner la présence dans les bas-fonds de l'atmosphère. 
A 2,500 mètres, nous distinguions une brume 
translucide, une buée légèrement opaline, qui nous 
a cachés aux observateurs terrestres, quelque temps 
après le départ. A 4,500 mètres, des cirrhus très- 
légers se sont montrés à l'horizon, tout autour de 
l'aérostat. Mais c'est à 7,000 mètres et au-delà, que 
le spectacle de l'atmosphère offrait le plus d'inté- 
rêt. Le Zénith planait au-dessus d'un amas de cir- 
rhus, qui prenaient l'aspect de massifs de neige ; ces 
nuages avaient la forme de longs filaments étirés, à 
la surface desquels on entrevoyait comme des bour- 



VINGT- ET-UNIÈMG VOYAGE ?07 

souflures et des mamelons, parfaitement lisses et 
unis. Au-dessous de la nacelle on distinguait encore 
la terre, mais on n'en voyait qu'une faible surface, 
qui semblait être la base d'un cylindre immense, li- 
mité intérieurement par la buée et les cirrhus su- 
périeurs. 

Le diagramme que nous avons tracé indique les 
décroissances de température jusqu'à 7,450 mètres; 
il fait voir que notre ascension n'a pas été d'une 
vitesse exagérée, puisque l'altitude de 8,600 mètres 
n'a été atteinte que deux heures environ après le 
départ. 

On se demandera à présent quelle est la cause de 
mon salut. Je dois la vie probablement à mon tem- 
pérament particulier, lymphatique et très-nerveux, 
peut-être à mon évanouissement complet, sorte 
d'arrêt des fonctions respiratoires. J'étais à jeun au 
moment du départ, et je pensais d'abord que cette 
circonstance m'étais particulière ; mais j'ai eu de- 
puis la preuve que si Sivel avait un peu mangé, 
Crocé n'avait, comme moi, presque aucun aliment 
dans l'estomac. 

La dépression est considérable à l'altitude de 
8,600 mètres, puisque la colonne mercurielle du 
baromètre n'est plus que de m 26 environ. Les 
rares ascensions en hauteur précédentes sont très- 
loin de cette altitude. Gay-Lussac, en 1804, atteint 
7,016 mètres. Robertson et Lhoest, en 1803, 
7, 170 mètres ; Barrai et Bixio, en 1852, 7,004 mè- 



208 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

très; "Welsh, la même année, 6,990 mètres. On 
voit que tous ces voyages ont eu pour limite les 
hauteurs de 7.000 à 7,200 mètres. Nous croyons 
qu'elles peuvent être considérées comme les bornes 
extrêmes de l'amosphère respirable. 

Notre maître et ami, M. Glaisher, en 1862, est 
monté à l'altitude de 8,838 mètres ; là il s'est éva- 
noui subitement et il a failli perdre la vie ; il nous 
dit lui-même qu'il se sentait mourir. Quant à la hau- 
teur qu'il suppose avoir atteinte au-delà (11,000 
mètres), elle nous paraît très-contestable, puisqu'il 
ne la détermine que par une proportion algébrique, 
déduite de la vitesse de l'aérostat à la montée et à 
la descente. L'honorable savant admet que les vi- 
tesses ont été constantes pendant la durée de son 
anéantissement, tandis qu'elles ont dû varier et que 
la vitesse d'ascension a pu devenir nulle. Nous 
ajouterons que M. Glaisher avait fait précédem- 
ment plusieurs expéditions analogues. Il s'était 
entraîné peu à peu, et il est certain qu'il avait ha- 
bitué son organisme à l'action de la dépression de 
l'air, ce qui lui donnait, pour ces sortes de voyages 
périlleux, comme des facultés toutes spéciales. 

J'ai la persuasion que Crocé-Spinelli et Sivel vi- 
vraient encore, malgré leur séjour prolongé dans 
les hautes régions, s'ils avaient pu respirer l'oxy- 
gène. Ils auront, comme moi, subitement perdu la 
faculté de se mouvoir. Les tubes adducteurs de l'air 
vital auront échappé de leur mains paralysées? Mais 



V1NGT-ET-UNIÈME VOYAGE 209 

ces nobles victimes ont ouvert à l'investigation 
scientifique de nouveaux horizons ; ces soldats de la 
science, en mourant, ont montré du doigt les périls 
de la route, afin que l'on sache, après eux, les pré- 
voir et les éviter. 

Nous venons de résumer le récit d'une ascension 
terrible, drame le plus émouvant qu'on puisse 
trouver dans les annales de la navigation aérienne ; 
mais notre rôle d'historien et de témoin ne doit pas 
se borner à la description du voyage proprement 
dit. Il nous reste à suivre nos amis jusqu'à la tombe. 
Après les avoir accompagnés jusqu'à la surface de 
la terre, il nous faut parler des épisodes qui se sont 
produits au moment de l'atterrissage, des scènes 
qui ont eu lieu au jour de leurs obsèques ; il nous 
faut essayer de faire revivre les sentiments de 
pieuse émotion que l'on doit à leur mémoire. 

J'ai dit que la nacelle du Zénith toucha le sol 
dans le département de l'Indre ; elle se heurta con- 
tre terre dans un champ voisin de la petite ville de 
Ciron. Quand le ballon d'abord emporté par le 
traînage se fut ouvert en se brisant contre un ri- 
deau d'arbres, la nacelle resta droite; j'en sortis 
précipitamment dans un état de surexcitation tout à 
fait fébrile. Les corps inertes de Grocé-Spinelli et 
de Sivel, impitoyablement projetés pendant le traî- 
nage contre les parois de l'esquif, se trouvaient 
dans une posture effroyable. Les deux têtes de ces 
malheureux étaient au fond du panier et leurs 



210 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

jambes déjà raides en dépassaient le rebord. Quel- 
ques habitants de la localité accoururent; je leur 
demandai de m'aider à retirer mes amis de la na- 
celle. On jela nos couvertures sur le sol, on y éten- 
dit les deux jeunes gens.... Tout à l'heure, ils me 
souriaient; la vie, la gaieté, l'enthousiasme se 
peignaient sur leur visage ; à présent, la mort hi- 
deuse avait terni l'éclat de leurs yeux, et noirci leur 
face. Moi-même, à peine remis d'un évanouissement 
prolongé, l'esprit affolé par cette épouvantable sur- 
prise d'un réveil à côté de deux cadavres, par cette 
descente vertigineuse au sein de l'air, véritable 
chute, si rapide que la nacelle se balançait dans 
l'espace avec des mouvements saccadés à la façon 
d'une pendule, je me frappais le front pour savoir 
si je n'étais pas le jouet d'un cauchemar. 

Jamais je n'oublierai ces moments d'angoisse. 
Tantôt je me tenais debout à côté de mes amis, et de 
grosses larmes me roulaient des yeux, tantôt je me 
précipitais contre leur cœur, dans l'espoir d'en 
sentir les battements, et je prenais leurs mains aux- 
quelles l'asphyxie avait déjà communiqué une teinte 
noire et cadavérique. D'après ce qui me fut raconté 
plus tard, j'étais moi-même aussi vert qu'un noyé ; 
je ressentais l'impression de bourdonnemciUs confus 
et précipités dans la têle ; j'avais perdu l'ouïe, et 
pour que je puisse entendre, il fallait me crier à 
tue-tête dans les oreilles. 

Les habitants de la localité ne tardèrent pas à ac- 



VîNGT-ET-UNIÈME VOYAGE 2H 

courir de toutes parts ; pour éviter l'indiscrète cu- 
riosité de la foule, je résolus de mettre à l'abri les 
victimes de la catastrophe. Les corps de Crocé-Spi- 
nelli et de Sivel furent transportés dans des draps 
blancs jusque dans une grange voisine, où je les 
tins enfermés, après les avoir couchés sur de la paille. 

Ma langue était desséchée par l'émotion et par la 
fatigue, je sentais que mes forces commençaient à 
me trahir et que je ne pouvais rester plus longtemps 
debout; M. Henry, fermier du comte de Bondy, sur 
les propriétés duquel la descente avait eu lieu, me 
conduisit dans sa demeure, je me jetai dans un 
fauteuil la respiration haletante et entrecoupée. Il 
me semblait que j'allais étouffer. 

Il me fut impossible de prendre aucun aliment, et 
je ne tardai pas à me coucher épuisé dans le lit que 
m'avait préparé avec une sollicitude toute mater- 
nelle l'excellente femme du fermier. Pendant la 
durée de la nuit, une fièvre ardente me dévora ; 
on m'entendait crier : « Sivel, Crocé, où êtes- 
vous? » Puis je demandais à me rendre auprès de 
mes compagnons. Je me figurais dans mon délire 
que ces pauvres amis allaient m'accuser de les 
abandonner. 

Au lever du jour, le sommeil vint enfin calmer 
cette agitation. Quand je me levai, ma respiration 
avait repris librement son cours, il me fut donné de 
pouvoir prendre quelque aliment, et d'écrire une 
longue lettre sur le récit de la catastrophe. Je l'a- 



2!? HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

dressai à Paris à M. Hervé-Mangon, président de la 
Société française de navigation aérienne; elle a été 
reproduite par les journaux de Paris, et de l'Eu- 
rope tout entière. 

La nouvelle de la catastrophe ne parvint pas vite 
à Paris. Une dépêche que j'avais fait envoyer le 
jour même de notre descente ne sortit pas de la 
préfecture de police. Les familles des victimes ne 
fuient prévenues que dix-huit heures après l'acci- 
dent. Cependant les journaux du soir apprirent au 
public la triste nouvelle. L'émotion fut grande et 
universelle. 

Tous les grands journaux politiques et illustrés 
envoyèrent un reporter sur le lieu de la catastrophe. 
Mon frère qui (ta Paris aussitôt qu'il le put, pour 
venir me rejoindre. 

Le 17 avril au matin, il se jeta dans mes bras; 
je reçus avec lui les reporters qui l'accompagnaient 
et qui me témoignèrent les marques de sympathie 
les plus touchantes. Ces messieurs se joignirent à 
mon frère pour s'occuper des tristes détails du 
transport des corps à Paris. On fit construire des 
bières de plomb; quand elles furent prêtes, nous 
procédâmes à l'ensevelissement de Crocé-Spinelli et 
de Sivel. Le 18, il fallut transporter les corps à la 
gare du chemin de fer ; on les plaça sur une char- 
rette et je suivis jusqu'à Ciron les corps des deux 
martyrs de la science, qu'emportait un attelage de 
bœufs. 



VINGT-ET-UNIÈME VOYAGE 211 

Le soir, je quittai Ciron après avoir embrassé 
mes hôtes qui m'avaient prodigué les soins les plus 
touchants. Je revins à Paris avec les corps des 
deux aéronautes. Une foule émue nous attendait à 
la gare d'Orléans, où devaient avoir lieu les funé- 
railles. 



Les C3SÈQUES des victimes du « Zénith » (1). 

Les funérailles de Sivel et Crocé-Spinelli eurent 
lieu le 20 avril au milieu d'un grand concours de 
population. Dès dix heures du malin, la cour des 
marchandises de la gare d'Orléans était remplie par 
une foule considérable qui débordait en dehors des 
barrières et en obstruait les abords. A onze heures 
précises, la levée des corps a été faite et les cer- 
cueils ont été transportés à bras d'hommes jusqu'aux 
corbillards qui attendaient dans la cour d'arrivée. 
L'émotion des assistants était profonde ; chacun 
rappelait les actes d'énergie, de dévouement des 
deux jeunes savants, et les tristes incidents du 
drame terrible du 15 avril. Avant le départ du con- 
voi, M. le pasteur Dide, — les deux défunts ap- 
partenaient à la religion protestante, — a pro- 
noncé une eourte allocution qui a vivement impres- 



(1) Nous empruntons les documents de ce chapitre à 
l'Aéromute. 



2iJ HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

sionné l'auditoire. Puis le cortège s'est mis en 
marche et a suivi le pont d'Austerlitz, le boulevard 
Contrescarpe, la place de la Bastille et la rue de la 
Roquette jusqu'au Père-Lachaise. Tout le long du 
parcours, ce cortège marchait au milieu d'une dou- 
ble haie humaine et grossissait à mesure qu'il avan- 
çait. On était parti dix mille à peu près de la gare 
d'Orléans, on était près de vingt mille en appro- 
chant du cimetière. Le premier corbillard, à drape- 
ries noires, contenait le cercueil de Sivel ; le second, 
à draperies blanches, celui de Crocé-Spinelli. Der- 
rière, marchaient les membres des deux familles, 
le père et les frères de Grocé-Spinelli, la petite fille 
de Sivel et madame Poitevin, sa belle-mère. Le 
deuil était conduit par M. Hervé-Mangon, membre 
de l'Institut, président de la Société de navigation 
aérienne; à sa droite, M. le lieutenant de vaisseau de 
Langsdoff, officier d'ordonnance de M. le maréchal 
de Mac-Manon et représentant du président de la Ré- 
publique ; à sa gauche, M. le capitaine d'infanterie 
Chabord, du cabinet de M. le ministre de la guerre j 
M. de Watteville, délégué par M. le ministre de 
l'instruction publique, et qui avait en son nom ap- 
porté une somme de mille francs à la souscription 
ouverte par la Société de navigation aérienne. 

On remarquait dans l'assistance: 

M. Frémy, président, et M. Dumas, secrétaire 
perpétuel de l'Académie des sciences, MM. Ernest 
Picard, le colonel Denfert, Gambetta, de Mahv. 



VING/T-ET-UNIEME VOYAGE 215 

Laurent Pichat; Barodet, Bamberger, Martin Ber- 
nard, députés à l'Assemblée nationale. lii Société de 
navigation aérienne était représentée par MM. Paul 
Bert, député, Marey, professeur au collège de 
France, Motard, le docteur Hureau de Villeneuve, 
Dupuy de Lôme, de Tlristilut, le baron Larrey, de 
l'Institut, Félix Caron, Rampont, député, le colonel 
Laussédat, de la Landeile, Hauvel, Jobert, Al- 
phonse et Eugène Penaud, Gaston, Albert et Alfred 
Tissandier, Annengaud, de Ponton d'Amécour, 
Georges Masson. On y voyait aussi MM. Félix 
Leblanc, chimiste, Henri Giffard, ingénieur, Liou- 
ville, agrégé de la faculté de médecine, Mannheim, 
professeur à l'École polytechnique, le docteur Jour- 
danet, Georges Pouchet, Grimaux, professeur 
agrégé à la faculté de médecine, Lesage, conseiller 
général, Duplessis, maire du treizième arrondisse- 
ment, des rédacteurs du Rappel, du Siècle, du 
XIX e Siècle, du Temps, du Journal des Débats, de 
l'Opinion nationale du National, du Bien Public, de 
Y Événement, etc., enfin la rédaction deh Républi- 
que française. 

Au Père-Lachaise, les deux corps sont déposés 
dans le caveau de la Ville. M. le pasteur Dide 
prend la parole et prononce un magnifique éloge 
des deux glorieuses victimes. Après le discours de 
M. le pasteur Dide, M. Thulié, président du Conseil 
municipal, parle au nom de la ville de Paris. Au 
nom de la Société des ingénieurs .civils de la ville 



216 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

de Paris et des anciens élèves de l'École centrale, 
M. Emile Barrault adressa à Sivel et Crocé-Spinelli 
un suprême adieu. 

M. Hervé-Mangon s'approche à son tour et pro- 
nonce le remarquable discours qui suit : 

« Mes chers collègues, Messieurs, 

« Je viens au nom de la Société française de na- 
vigation aérienne et au nom de tous ceux qui ho- 
norent les sciences, rendre un dernier hommage à 
Crocé-Spinelli et à Sivel. 

« Jeudi dernier, nous assistions au départ du 
ballon le Zénith, monté par MM. Grocé, Sivel et 
Tissandier ; nous répondions à leurs joyeuses espé- 
pérances par nos souhaits affectueux. Moins de trois 
heures après ce départ l'atal, Grocé et Sivel expi- 
raient à une hauteur de huit mille mètres. Le troi- 
sième voyageur, Gaston Tissandier, échappait seul 
à la mort, grâce à un véritable prodige. 

« Je ne vous retracerai pas, Messieurs, l'histoire 
de ce drame horrible, je dirai seulement quelques 
mots des deux victimes que nous pleurons. 

« Joseph Crocé-Spinelli avait à peine trente ans; 
il était encore élève à l'École centrale des arts et 
manufactures en 1866. Depuis cette époque, il se 
livrait avec passion à l'étude de la physique du 
globe et de l'aéronautique. Oublieux de ses intérêts 



V1NGT-ET-UNIÈME VOYAGE 217 

personnels, il donnait à la science son ardeur et son 
travail incessant. 

« L'École centrale, qui a doté la France depuis 
quarante-cinq ans d'un si grand nombre d'hommes 
et d'ingénieurs éminents, placera Grocé au nombre 
des élèves dont elle peut s'honorer à bon droit ; ses 
camarades, jeunes et vieux, ne l'oublieront pas. 

« Grocé avait deux passions, dont une seule eût 
suffi pour lui donner une grande valeur ; il aimait 
la science de toutes ses forces ; il aimait surtout 
notre, chère France de tout son cœur. S'il se sacri- 
fiait à la science, c'est parce qu'il savait qu'elle 
grandit le pays où on la cultive avec ardeur et dé- 
sintéressement. Confident, dans ces derniers temps 
des pensées intimes de Crocé, je peux dire à l'hon- 
neur de sa mémoire que le patriotisme était le vé- 
ritable mobile de toutes ses actions. 

« Grocé avait déjà fait plusieurs ascensions scien- 
tifiques. L'année dernière, avec son digne ami, 
Sivel, qui repose maintenant à côté de lui, il 
avait exécuté une ascension à grande hauteur, 
analogue à celle qui devait lui devenir si fu- 
neste. Il avait fait, alors, sur les raies de la vapeur 
d'eau, dans l'atmosphère, des observations impor- 
tantes qui resteront acquises à la science. 

« Le journal la République française comptait 
M. Crocé au nombre de ses rédacteurs scientifiques. 
Il appartenait à ce groupe déjeunes savants qui, 
sous la haute direC'on de M. Paul Bert, donnent 

12. 



?18 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

à la partie scientilique de ce journal un si vif intérêt 
et une si légitime autorité. 

« La Société française de navigation aérienne 
avait élu M. Grocé l'un de ses vice-présidents. A 
ses amis, à ceux qui l'ont connu, je n'ai pas besoin 
de dire combien il était sympathique, combien son 
caractère, à la fois enjoué et résolu, combien ses 
convictions profondes le faisaient aimer et estimer. 
A ceux qui ne l'ont connu que de nom, je dirai 
seulement, que ma voix serait impuissante à leur 
faire connaître ce charmant esprit et cet excellent 
cœur. J'aimais Crocé comme un fils, et si quelque 
chose pouvait adoucir ma peine en ce moment, ce 
serait le souvenir des témoignages d'affection qu'il 
me donnait. 

« M. Sivel, officier de marine, venait d'attein- 
dre sa quarantième année. Il avait été appelé, par 
un irrésistible attrait, à s'occuper de navigation 
aérienne. L'inconnu semblait le fasciner. La navi- 
gation maritime n'avait pas suffi à son insatiable 
curiosité. La mer n'avait plus pour lui de rivages 
assez inabordables à découvrir ; il voulait sonder les 
profondeurs inconnues de l'atmosphère où la mort 
l'attendait. 

« Une instruction solide, une expérience sanc- 
tionnéepar le succès de près de deux cents ascensions, 
faisaient de M. Sivel l'un des membres les plus utiles 
delà Société. La droiture de son caractère, son 
courage, le charme de ses manières, le faisaient 



VINGT-ET-UNIE11E VOYAGE 2« 

aimer de tous. Un esprit vif, une élocution facile et 
distinguée donnaient le plus grand attrait aux récits 
qu'il faisait de ses ascensions. On doit à M. Sivel 
plusieurs inventions utiles au progrès de l'aérostation. 
Il suffit ici de citer son ancre-cône et son gnide-rope 
à frotte ur s. 

« L'attachement et le dévouement de M. Sivel 
pour notre Société n'avaient pas de bornes : son 
temps, son travail personnel, son expérience, son 
matériel étaient à la disposition de ses collègues. — 
Nous nous rappelons encore les services qu'il nous 
rendit l'année dernière pour l'organisation de notre 
séance générale. Qui pouvait prévoir, lors de cette 
heureuse soirée, si remplie de nos projets d'avenir , 
que quelques mois après nous serions réunis autour 
de ces cercueils qui renferment aujourd'hui les 
deux meilleurs d'entre nous. 

« M.. Sivel laisse un père fort âgé, une belle-mère, 
madame Poitevin, qui l'aimait comme son propre 
fils, et une petite fille de cinq ans. Je vois encore 
cette charmante enfant lui envoyer, au moment du 
départ de jeudi, ses gracieuses caresses qui devaient 
être son dernier adieu. Quand l'âge delà raison sera 
venu pour vous, pauvre petite orpheline, vous com- 
prendrez l'immensité du malheur qui vous frappe 
aujourd'hui, et vous deviendrez, j'en suis sûr, une 
digne et noble femme, car vous serez fiére de la 
mort glorieuse de votre père, et vous voudrez hono- 
rer toujours le nom respectable qu'il vous lègue. 



220 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

« La mort de Crocé prive son vieux père de 
son principal appui; la mort de Sivel enlève à son 
enfant son guide et son soutien. La France n'aban- 
donnera pas les familles de ces deux nobles victimes, 
mortes au champ d'honneur des travaux scienti- 
fiques. 

« La douleur nous accable, messieurs, mais ne 
nous laissons jamais abattre. Noire malheur doit 
relever nos âmes et nous donner un viril enseigne- 
ment. Crocé et Sivel voulaient résoudre un grand 
problème; ils connaissaient le danger de l'ascension, 
et cependant ils n'ont pas hésité à l'entreprendre. Ils 
sont morts à la limite qu'ils voulaient franchir, vic- 
times de leur ardent désir d'assurer à la patrie des 
Montgolfier l'honneur de la découverte de ces régions 
élevées que nul n'est encore parvenu à connaître. 
I)'autres ; plus heureux, exploreront un jour, bientôt 
peut-être, ces dangereux déserts de l'espace; mais 
nos chers amis conserveront toujours la gloire qui 
appartient aux précurseurs des grandes découvertes. 
Dans nos heures de tristesse et de découragement, 
pensons à Crocé et à Sivel: l'exemple de leur 
courage et de leur énergie nous donnera la force 
d'accomplir le devoir, de nous montrer dignes de 
leur souvenir. 

« Crocé ! Sivel ! vous êtes morts à la recherche de 
vérités nouvelles ; vos noms seront inscrits parmi 
ceux des martyrs de la science ! Votre mémoire 
vivra au plus profond de nos cœurs. Quand nous 



VINGT-ET-UNIÈME VOYAGE 221 

essayerons de faire une bonne action, vos images 
seront présentes à nos yeux ! 

« Au revoir, Grocé ! au revoir, Sivel ! » 

M. Hureau de Villeneuve, secrétaire général de 
la Société de navigation aérienne, prononça ensuite 
quelques paroles émues. 

J'ai voulu rendre les derniers devoirs à mes mal- 
heureux amis, à mon tour je m'avançai vers la tombe, 
et d'une voix entrecoupée de sanglots : « Crocé- 
Spinelli ! Sivel !m'écriai-je, je ne veux pas que cette 
tombe se ferme sans vous dire un dernier adieu!...» 
Il ne me fut pas possible de continuer, les larmes 
m'étouffaient, et mon frère fut obligé dem'entraîner 
loin de la tombe. Le vieux père de Grocé-Spinelli 
s'est, lui aussi, traîné jusqu'à la fosse, et a poussé un 
cri déchirant: « Adieu! mon fils, adieu ! » 

Puis, après quelques mots de M. Tarbé des 
Sablons, au nom de la Société des aéronautes du 
siège de Paris, la foule se retire profondément émue. 
A la sortie du cimetière, j'eus l'honneur d'être 
l'objet d'une manifestation sympathique et chaleu- 
reuse. 

La Société de Navigation aérienne ouvrit une 
souscription en faveur des familles des victimes de 
la catastrophe du Zénith. Cette souscription allait 



222 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

s'élever au chill're de 91,948 francs; superbe témoi- 
gnai; ':• la reconnaissance publique à l'égard de 
ceux qui ont généreusement sacrifié leur vie pour le 
progrés des sciences. Les noms de Crocé-Spinelli et 
de Sivel ont eu le jusle privilège d'exciter partout 
l'émotion et l'admiration. 

Dès que leur mort est connue, la France tressaille 
et s'émeut. 

« C'est que tout dans cette double mort, comme l'a 
si bien dit M. Paul Bert. est étrange et sublime! 
Certes. Sivel et Crocé-Spinelli ne sont pas les pre- 
miers aéi'onautes dont la science ait à déplorer la 
perte ; leurs noms sont les derniers d'une liste en 
tète de laquelle brillent les noms de deux autres 
savant?, Pilaire de Rosier et Romain, qui se 
brisèrent, en 1785, sur la plage de Boulogne. Mais 
la mort qui avait Grappe ces aéronautes était une 
mort connue, prévue, vulgaire en quelque s 
une morl à laquelle chacun avait pensé, que chacun 
avait redoutée, depuis le jour où parut dans les airs 
la machine de Montgolfier: c'était, la chute. Ils 
étaient morts en tombant. Mais ici, pour la première 
fois, on voyait deux hommes mourir au sein même 
des airs, et mourir en montant. Ils sentent venir la 
mort, une mort inconnue jusqu'alors; leur poitrine 
oppressée les avertit du danger; ils se consultent: 
Faut-il redescendre? Ah! la consultation ne fut pas 
longue. Nous avons du lest, nous pouvons là-haut 
faire encore des observations utiles; excelsiur, plus 



VINGT-ET-DNIÈME VOYAGE 223 

haut ! Et puis, l'on dit qu'un Anglais a pu vivre et 
oLserver par-delà 8,000 mètres; il faut que le 
pavillon que nous portons aille flotter plus haut 
encore. Ils bondissent, et la mort les saisit, sans 
efforts, sans souffrance, comme une proie à elle 
dévolue dans ces régions glacées où règne un 
éternel silence. Oui, nos malheureux amis ont eu cet 
étrange privilège, ce funeste honneur, de mourir les 
premiers dans ce que nous appelons les cieux. » 

M. le comte de Bondy, au milieu des propriétés 
duquel eut lieu le triste dénouement de la catastro- 
phe du Zénith, a voulu perpétuer dans la localité le 
souvenir de cet événement unique dans les annales 
de la navigation aérienne. L'honorable sénateur a 
fait élever sur la place de Giron un monument à la 
mémoire de Crocé-Spinelli et de Sivel. M. Albert 
Tissandier en a fait le plan, et la construction est 
aujourd'hui terminée. 

C'est une pierre simplement ornée: deux inscrip- 
tions se lisent sur ses parois. 

Voici le texte de l'épitaphe qui se trouve sur la 
face postérieure : 

SIVEL ( HENRI-THÉODORE) 

NÉ LE 10 NOVEMBRE 1834, 

DANS LA COMMUNE DE SAUVE, DÉPARTEMENT DU GARD 

MORT EN BALLON LE 15 AVRIL 1875. 

CROCÉ-SPINELLI ( JOSEPH-EUSTAOÏIE ) 

INGÉNIEUR DES ARTS ET MANUFACTURES, NÉ LE 10 JUILLET 1845 

A MONTBAZILLAC, DÉPARTEMENT DE LA DORDOGNE 

IIUIU' EN BALLON LE 15 AVRIL 1875. 



22J HISTOIRE DE MES ASCENSION", 

Une urne funéraire est sculptée à la partie supé- 
rieure du monument. Les arbres qui l'entourent y 
jettent leur ombre. 

Le voyageur qui passe s'arrête devant ce mausolée. 
Il lit les noms de Grocé-Spinelli et de Sivel. Il s'in- 
cline avec émotion devant la jeunesse et la force, 
sacrifiées avec héroïsme; en saluant ces nobles 
martyrs, il salue la vaillance et le dévouement scien- 
tifique. 



CHAPITRE VINGT-DEUXIEME 



Ascension de Paris aux Daulrais (Eure-et-Loir) 
29 novembre 1875. 



Le 29 novembre 1875, une nouvelle ascension 
aérostatique a été exécutée, sous les auspices de la 
Société française de navigation aérienne. M. Duté- 
Poitevin, le beau-frère du regretté Sivel, avait bien 
voulu se mettre à notre disposition avec son ballon 
V Atmosphère, cubant 2,500 mètres. Les circons- 
tances atmosphériques nous ont particulièrement 
favorisés, en nous donnant l'occasion de rapporter 
de nouveaux faits météorologiques, que M. Bertrand 
a présentés à l'Académie des sciences, dans la 
séance du 12 décembre 1875, et que nous résume- 
rons ici pour nos lecteurs. 

Le départ a eu lieu à 11 heures 40 minutes. 
MM. Albert Tissandier, Duté-Poitevin, Louis Redier, 
Frantzen frères et moi, nous avions pris place dans 
la nacelle. 

L'aérostat s'est élevé au milieu de légers flocons 
de neige, dont la chute n'a pas tardé à s'inter- 
rompre. La température, jusqu'à 700 mètres, était 
de — 2°. A cette altitude, un massif de nuages 
blanchâtres, opalins, s'étendait au-dessus de la sur- 
face terrestre sur une épaisseur de 800 mètres. En 



226 aiSTOIRE DE MES ASCENSION 

pénétrant dans leur masse la température s'abaissa 
et descendit à — 3°, puis à — 4°. 

A 1,500 mètres, après avoir dépassé la surface 
supérieure de ces nuages, nous avons plané au 
milieu d'un véritable banc de cristaux de glace sus- 
pendus dans l'atmosphère sur une épaisseur de 150 
mètres. La température du milieu ambiant était de 
0°. Les cristaux qui volaient autour de nous étaient 
transparents, très-nettement formés d'étoiles hexa- 
gonales variées, de m 0û4 de diamètre, et du plus 
remarquable aspect. L'élévation de température 
était due sans doute à la formation même de ces 
cristaux, au dégagement de chaleur produit par la 
solidilication de la vapeur d'eau. Quant au fait de 
la suspension des paillettes cristallisées dans l'at- 
mosphère, il peut s'expliquer par les mouvements 
de tourbillonnement dont elles étaient animées sous 
l'influence des rayons solaires réfléchis par la surface 
supérieure des nuages. Ces nuages étaient, en effet, 
d'un blanc éblouissant et offraient à s'y méprendre 
l'aspect de montagnes déneige. 

A 1,650 mètres, l'air était assez pur, et la terir ■'■- 
rature, jusqu'à 1.770 mètres, s'élevait encore pour 
atteindre — 1°. Des cumulus s'étendaient à des ni- 
veaux supérieurs et le ciel bleu s'entrevoyait à 
travers les intervalles qui les séparaient par moment. 

Quand le soleil se voilait, les cristaux de glace, 
bien moins éclairés, il est vrai, ne semblaient pas 
cependant être soumis aux mêmes mouvements 



VINGT-DEUXIÈME VOYAGE 223 

tourbillonnants, il est probable qu'ils tombaient 
alors du sein du nuage inférieur et arrivaient jusqu'il 
la surface du sol, où, comme nous l'avons constaté 
à la descente, ils étaient beaucoup plus gros, mais 
moins réguliers et comme recouverts d'un givre 
opaque qui leur donnait l'aspect d'un sel cristallisé 
effleuri. Les chutes de neige successives du 29 no- 
vembre trouveraient ainsi leur explication, par le 
fait des cristaux de glace supérieurs qui tombaient 
jusqu'à terre, ou séjournaient clans l'air par des 
mouvements de tourbillons, selon que les rayons 
solaires arrivaient jusqu'à eux ou étaient arrêtés 
par l'écran de nuages supérieurs. 

A l'altitude de 1,776 mètres, l'aérostat, grâce au 
jeu de lest, fort bien exécuté par Dulé-Poilevin, se 
maintint à la même hauteur pendant une heure en- 
viron. A l heure 30 minutes, il descendit lentement 
et traversa de haut en bas le banc de cristaux, dont 
la température était la même qu'au moment de l'as- 
cension. 

A 2 heures 15 minutes, la terre apparut à l'alti- 
tude de 900 mètres ; elle était couverte d'un 
manteau de neige, dont la chute avait eu lieu précé- 
demment. La descente s'opéra dans les conditions 
les plus favorables, au hameau des Daufrais, près 
d'illiers (arrondissement de Chartres), à 103 kilo- 
mètres de Paris à vol d'oiseau. 

Pendant l'ascension, les couches atmosphériques 
supérieures et inférieures se mouvaient dans la di- 



228 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

rection du nord-est au sud-ouest avec une vitesse 
de 41 kilomètres à l'heure. Les massifs de nuages 
et le banc de cristaux avaient la même vitesse et la 
même direction. 

L'élévation de température observée le 29 no- 
vembre en montant dans l'atmosphère est un fait qui 
s'est déjà plusieurs fois présenté à nous dans des 
ascensions précédentes. 

Nous ajouterons enfin que les nuages de glace de 
forme extérieure mamelonnée, souvent observés par 
les aéronautes, que les bancs de cristaux de glace, 
suspendus dans L'atmosphère, n'ont pas jusqu'ici 
trouvé leur place dans la classification des nuages : 
ils existent très-fréquemment cependant, et il serait 
à désirer que l'on ajoutât leurs noms à côté de ceux 
des cirrhus, des cumulus, des nimbus et desstratus 
dont ils se distinguent si nettement. 



CHAPITRE VINGT-TROISIEME (1) 

L'accident du ballon V Univers, 8 décembre 1875. 

Le 8 décembre 1875, M. le colonel du génie 
Laussedat, professeur au Conservatoire des Arts-et- 
Méliers, président de la Commission des Aérostats 
au Ministère de la guerre et vice-président de la 
Société française de navigation aérienne, s'élevait 
dans la nacelle du ballon VVnivers, accompagné de 
M. le commandant Mangin, les capitaines Renard et 
Bitard, le lieutenant Bastoul et Albert Tissandier, 
chargé de l'exécution de dessins topographiques. 
Le but de l'expédition était de poursuivre les 
expériences d'aérostation militaire, entreprises dans 
le courant de l'année. M. Eug. Godard et son 
aide Térès avaient été chargés du gonflement et 
de la manœuvre de l'aérostat. Le départ s'effectua à 
11 heures 5 minutes à l'usine à gaz de La Villette. 
Une demi-heure après, le ballon planait au-dessus de 
Montreuil, quand une épouvantable catastrophe eut 
lieu tout à coup. Par suite d'un accident, le ballon 

(1) Quoique je n'aie pas fait partie de cette expédition, 
ie crois devoir en donner le récit succinct, puisque mon 
frère y a pris part et qu'il a échappé au péril de ce voyage 
dramatique. 



230 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

se dégonfla, la partie inférieure de son étoffe se re- 
leva avec violence, les voyageurs furent, précipités 
contre terre, ayant eu à peine le temps de jeter quel- 
ques sacs de lest. Le choc fut terrible, la nacelle 
s'incrusta dans le sol, tandis que l'aérostat, presque 
dégonflé , s'affaissait, perdant le reste de son gaz par 
une large déchirure. 

Le colonel Laussedat et le commandant Mangin 
ont eu la jambe cassée; le capitaine Renard, une 
fracture du péroné avec entorse aux deux pieds; le 
capitaine Bitard, une entorse; E. Godard, une con- 
tusion grave du genou; et Térès, des contusions au 
côté droit de la poitrine. Le lieutenant Bastoul et 
Albert Tissandier avaient été entièrement épargnés. 

On a publié au sujet de cet événement, dont toutes 
les victimes ont été rétablies, un grand nombre de 
récits absolument inexacts. Je donne ici le rapport 
que mon frère a adressé à ce sujet à M. le colonel 
Laussedat. 

«Notre départ, remis plusieurs fois par Godard, à 
cause du mauvais temps, fut enfin décidé, par lui, 
le mercredi 8 décembre, à huit heures du matin. On 
commença le gonflement du ballon; le temps très- 
calme permit à Godard de faire toutes les manœu- 
vres avec facilité; une petite pluie fine commença à 
tomber vers les 9 heures et demie, mais heureuse- 
ment cela ne dura pas fort longtemps ; les cordes et 
l'étoffe du ballon ne purent donc se mouiller beau- 
coup, et notre départ s'exécuta dans les meilleures 



VINGT-TROISIÈME VOYAGF. g 3I 

conditions possibles à 11 heures 5 miuntes du matin. 
Le thermomètre marquait à notre départ 1° 5 au- 
dessus de zéro ; durant notre court voyage la tem- 
pérature a peu varié, elle changeait de 1° 5 au-des- 
sus de zéro à deux degrés ; restant presque toujours 
à la même hauteur, nous trouvant dans la même 
couche de- vapeurs, les conditions devaient rester 
les mêmes. 

« Dix minutes après notre départ, nous étions en 
vue des carrières d'Amérique ; nous distinguions à 
travers la brume et les vapeurs légères qui nous 
entouraient, la porte du Pré-Saint-Gervais, les 
lignes de fortifications et la porte de Ménilmontant. 
Tandis que mes compagnons écrivaient leurs obser- 
vations et prenaient des notes, je fis le croquis 
des postes-casernes et casernes d'octroi qui s'éche- 
lonnent sur le boulevard Mortier. Le colonel Laus- 
sedat m'en a fait remarquer le curieux aspect, ils 
étaient enveloppés de vapeurs légères cachant l'ho- 
rizon ; les fortifications couvertes de neige, éclairées 
à peine par les rayons du soleil, donnaient au 
paysage un air de désolation tout à fait extraordi- 
naire. Notre ballon passe bientôt au-dessus des for- 
tifications ; la hauteur à laquelle se trouvait l'aéros- 
tat a toujours été très-faible, nous n'avions pas 
encore dépassé 200 mètres, lorsque, vers 1 1 heures 
24 minutes, nous commençons à monter un peu. Un 
instant même, à travers les vapeurs, nous distin- 
guons le fort de Vincennes ; la direction du vent nous 



232 HISTOIRE DE MES A9CENbI0NS 

y conduit, et nous nous félicitons de pouvoir planer 
dans quelques minutes au-dessus de la forteresse. 
Nous allions avoir ainsi l'occasion de faire quelques 
curieuses observations. 

« Il était 1 1 heures 35 minutes, le baromètre mar- 
quait 230 mètres de hauteur, lorsque tout à coup 
un bruit d'étoffe nous fait lever la tête; le ballon se 
dégonfle à vue d'œil et nous descendons rapide- 
ment. Comprenant aussitôt qu'un accident terrible a 
dû survenir, nous jetons tous du lest ; je remarque 
que le ballon se plisse progressivement et que 
l'étoffe remonte vers la soupape en se creusant à la 
façon d'un parachute. Cette descente que rien ne 
pouvait faire prévoir nous avait pris à l'improviste; 
les sacs, entassés pêle-mêle dans la nacelle étaient 
difficiles à prendre, la plupart d'entre eux étant sous 
les banquettes ou les instruments; je vis la terre qui 
semblait arriver sur nous avec une vitesse extraor- 
dinaire, lorsque nous n'avions encore jeté qu'une 
dizaine de sacs à nous tous. Il n'y avait plus rien à 
faire qu'à se garantir au plus vile de la chute qui 
nous menaçait; je me tins aux cordes de la nacelle 
en me soulevant à la force des bras, puis je sentis une 
secousse extrême. Le ballon, aux deux tiers dégonflé, 
était tombé de côté et se trouvait plié en deux par- 
ties, de chaque côté du mur ; la nacelle s'était enfon- 
cée de 8 centimètres dans la terre et nous gisions 
au fond du panier comme écrasés par l'intensité du 
choc. Le capitaine Bitard, le lieutenant Pastoul et 




VINGT-TROISIEME VOYAGE 
L'accident du ballon V Univers. 






^c 



VINGT-TROISIÈME VOYAUU 203 

moi nous nous relevons aussitôt; nous étions sains 
et saufs. Nos malheureux compagnons, MM. le colo- 
nel Laussedat et Godard s'écrient qu'ils sont bles- 
sés, et ils s'aperçoivent qu'il leur est impossible de 
se soulever. Nous sautons hors de la nacelle, 
MM. Bastoul et Bitard courent chercher du secours, 
et bientôt quelques habitants du voisinage viennent 
à notre aide; on va chercher des voitures; les mé- 
decins arrivent pour panser les blessés. Pendant ce 
temps, Godard m'avait prié de m'occuper du ballon, 
lui-même, ayant le genou déboité, ne pouvait se sou- 
tenir. J'allai du côté où se trouve la soupape, un des 
clapets était tout grand ouvert, l'étoffe était déchirée 
dans le sens des coutures, depuis l'équateur jusqu'à 
la couronne du filet. 

« La soupape s'était donc ouverte en l'air et 
l'étoffe, remontant vers le haut du ballon, avait dû 
se déchirer, tourmentée qu'elle était par ce violent 
mouvement et par les efforts du gaz s'échappant à 
travers l'ouverture produite par le clapet tombé. 
Aidé des habitants du quartier, j'achevai bientôt le 
dégonflement du ballon et je pus voir et toucher 
enfin la soupape. Les caoutchoucs retenant les cla- 
pets étaient faibles et je constatai qu'ils n'avaient 
plus l'élasticité nécessaire pour faire remonter le 
clapet une fois tombé. J'essayai à plusieurs reprises 
de refermer celui-ci en lui imprimant quelques 
oscillations, mais il ballottait et restait dans la même 
position. L'étoffe était souple et nullement cassante; 



r,J HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

Godard l'avait d'ailleurs, avant le gonflement, en- 
veloppée dans des bâches neuves avec le plus grand 
soin ; le ballon était resté dans ces conditions pen- 
dant quelques jours : la nuit enveloppé, dans la 
journée déplié par Godard et aéré avec soin. Les 
cordes du filet étaient aussi en fort bon état. Elles 
étaient à peine mouillées. 

« Au moment de sa chute, le ballon était encore 
assez rempli de gaz pour que son hémisphère supé- 
rieur soit resté gonllé : la soupape n'a donc pas 
touché le sol, et il n'est pas admissible que les clapets 
aient pu s'ouvrir par l'action d'une secousse dont il 
n'ont pas subi l'effet. L'étoffe seule a pu se déchirer 
à ce moment par son contact contre le mur. Est-ce 
le froid ou la gelée qui a fait perdre au caoutchouc 
sa résistance; ces caoutchoucs étaient-ils détériorés 
ou trop faibles ? c'est ce qu'il ne nous appartient 
pas de résoudre. Quant à la durée de notre chute, 
elle a pu être, je crois, de vingt à vingt-cinq se- 
condes tout au plus. Le ballon, en tombant dans le 
terrain de la rue de Lagny, a décrit une sorte de 
courbe. Les sacs de lest qu'on a ramassés étaient 
échelonnés de distance en distance. Ce dixième sac 
que je retrouvai à terre se trouvait environ à 
50 mètres de la nacelle. » 



CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME 



Ascension de Paris à Chavenay (Seine-et-Oise), 
29 septembre 1877. 



Nous avons exécuté, mon frère et moi, une nou- 
velle ascension aérostatique le samedi 29 septembre 
1877. Il y avait près de deux ans que je n'avais 
mis le pied dans la nacelle d'un ballon, et je com- 
mençais à subir les atteintes d'une véritable nostal- 
gie aérienne. Le départ a eu lieu à trois heures vingt 
minutes, sur le terrain de l'usine Flaud et Cohendet, 
avenue de Suffren (Ghamp-de-Mars). 

Le temps était magnifique, le ciel bleu, le soleil 
ardent ; cependant l'atmosphère n'était nullement 
homogène, contrairement à ce qui s'observe habi- 
tuellement dans des circonstances analogues. Trois 
couches bien distinctes s'y superposaient dans l'or- 
dre suivant : 

1° De la surface du sol à 400 mètres, couche 
d'air animée d'un mouvement très-faible de l'est à 
l'ouest ; elle était limitée à la partie supérieure par 
une mince nappe de buée tout à fait transparente 
dans le sens vertical, mais très-visible dans le sens 
horizontal ; 



23B HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

2° De 400 à 800 mètres, deuxième couche d'air 
d'une température de 14° (thermomètre fronde) 
douée d'un mouvement assez rapide de l'est à l'ouest 
de 20 à 25 kilomètres à l'heure ; 

3° De 800 à 1,000 mètres, nous avons traversé 
une seconde zone de huée nettement limitée à 
1,900 mètres d'altitude. Au-dessus, l'air était 
presque complètement immobile; à 1,109 mètres, 
point culminant de l'ascension, le hallon est resté 
stalionnaire, comme nous l'avons constaté en pre- 
nant un point de repère sur le sol à l'extrémité du 
guide-rope pendu sous la nacelle. On distinguait en 
effet nettement la terre à travers les deu\ zones de 
buée. 

On voit donc qu'une couche d'air animée d'un 
mouvement assez rapide et limitée en haut et en 
bas par de minces couches de buée, glissait entre 
deux nappes d'air presque immobiles. C'est la pre- 
mière fois que nous avons constaté cette particula- 
rité atmosphérique. 

A l'altitude de 1 100 mètres, le fond de l'air n'était 
pas à une température élevée (11°, 50) ; cependant 
les rayons solaires étaient très-ardents et très- 
chauds. 

A 4 heures 45 minutes, le ballon a traversé dans 
sa longueur le réservoir de Marly, où il se réflé- 
chissait comme dans un miroir, puis il a passé à 
300 mètres au-dessus du clocher de Saint-Nom. 

Le spectacle de la forêt de Marly, vue à travers la 



VINGT-QUATRIÈME VOYAGE 237 

brume translucide comme une fine mousseline, of- 
frait un tableau délicieux. Le soleil argentait les 
buées aériennes du côté de l'occident, et ses feux se 
reflétaient avec tant d'intensité dans l'étang de Vau- 
cresson, que la surface de celui-ci ressemblait à une 
plaque de métal incandescente, lançant au sein de la 
brume des rayons d'or. 

A 800 mètres, nous avons rencontré, planant au- 
tour de nous, un assez grand nombre de fils de la 
Vierge. 

Ce fait montre que sous l'influence du soleil 
ou de mouvements tourbillonnauts, les corpuscules 
légers suspendus dans l'air peuvent s'élever à une 
assez grande hauteur. J'ai rencontré, il y a déjà 
quelques années, des fils de la Vierge à deux mille 
mètres d'altitude. 

J'avais emporté du nitrate d'ammoniaque pour 
faire un mélange réfrigérant, afin de condenser le 
givre, dans le but d'étudier les poussières atmos- 
phériques à différentes altitudes ; mais la formation 
du givre, que j'avais pu déterminer à terre, n'a pas 
réussi dans les couches supérieures, où l'air était très- 
sec et les rayons solaires très-intenses. 

Après un voyage de deux heures, nous avons 
touché terre à Ghavenay (Seine-et-Oise) , à 23 kilo- 
mètres du point de départ. 

J'ajouterai que c'est à l'obligeance de M. Giffard 
que nous devons encore ce nouveau voyage aérien. 
Le ballon, qui cubait 450 mètres, a été gonflé très- 



?38 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS 

promptement au moyen d'un nouvel appareil à gaz 
hydrogène. 



Ici se termine Yllistoire de mes Ascensions. Cette 
histoire est pour moi le meilleur souvenir de dix 
années de ma vie. Je fais des vœux pour que, dans 
dix ans, il me soit encore donné de présenter le 
récit d'une nouvelle et plus importante série 
d'exploralions aériennes. 



FIS 



INDEX DE BIBLIOGRAPHIE AÉRONAUTIQUE (i) 



Faujas de Saint-Fond. — Description des expériences de la 
machine aérostatique de MM. de Montyolfier et de celles 
auxquelles cette déceuverte a donné lieu. — 1 vol. in-8° avec 
9 planches en taille douce. — Paris, 1784. 

Faujas de Saint-Fond. — Première suite de la description 
des expériences aérostatiques de MM. de Monlgolfier. — 
1 vol. in-8' avec 5 planches en taille douce. — Paris, 1784. 

Description de l'aérostat « l'Académie de Dijon. » — 1 vol. in-8° 
avec 4 planches en taille douce. — Dijon. 1781. 

L'art de voyager dans les airs ou les Ballons. — 1 vol. in-8° 
avec un frontispice en taille douce. — Paris, 1784. 

Tibère Cavallo. — Histoire et pratique de V aérostation. — 
Traduit de l'anglais. — 1 vol. in-8° avec 1 planche en taille 
douce. — Paris, 1786. 

Robertson. — Ascension avec Sacharoff. — Annales de chi- 
mie ; tome 52, an xm. 

Gay-Lussac. — Relation d'un voyage aérostatique. — Annales 
de chimie, tome 52, an xm. 

DuPUIS-Delcoirt. — Mémoire sur l'aérostation et la direc- 
tion aérostatique. — 1 brochure in-8°. — Paris, 1824. 

Henri Giffard. — Application de la vapeur à la navigation 
aérienne. — 1 broch. in-4°, avec pi. — Paris, 1851. 

Histoire des ballons. — 1 livraison illustrée de l'Instruction 
popularisée par l'Illustration — sous la direction de Besche- 
relle aîné. —Paris, 1879. 

Dupuis Delcourt. — Essai sitr la navigation dans l'air. — 
1 broch. in-8». — Paris, 1830. 

(1) La bibliographie aéronautique est véritablement innombrable. 
Nous n'avons nullement la prétention de donner ici une énuniéra- 
tion complète des ouvrages écrits sur ce sujet ; notre but est sim- 
plement de fournir au lecteur quelques litres de livres qu'il pourra 
consulter avec fruit et parmi lesquels nous cilons le3 plus impor- 
tants. 



210 INDEX DE BIBLIOGRAPHIE AÉRONAUTIQUE 

De Gaugler. — Les Compagnies d'aérostiers militaires sous 

la République. — 1 brochure in-8°. — Paris, 1857. 
De Ponton d'Amécourt. — La conquête de l'air par l'hélice. 

1 vol. in-8". — Taris. 
Dupuis-Delcout.t. — Nouveau Manuel complet d' aérostation. 

— 1 vol. de la collection de l'Encyclopédie Roret avec 16 plan- 
ches. — 1850. 
Julien Turgan. — Les Ballons. Histoire de la locomotion 

aérienne depuis son origine jusqu'à nos jours. — 1vol. in-18 

illustré. — Paris, 1851. 
Arthur Mangin. — La navigation aérienne. — 1 vol. in-18 

illustré. — Tours, Marne, 1856. 
Louis Figuier. — Les Merveilles de la science. — 4 vol. in-S" 

illustrés. (Le tome II comprend les aérostats.) — Paris, 

Furne Jouvet et O. 1868. 
Dr Selle de Béai champ. — Extrait des mémoires d'un of li- 
cier des aérosliers aux armées de 1193 à 1109. — 1 vol. 

in-18. — Paris, 1853. 
F. Marion. — Les JJallons et les voyages aériens. — 1 vol. 

in-18 illustré de la Bibliothèque des Merveilles. — Hachette 

et O. 
Gaston Tissandier. — Naufrages aériens. — 1 livraison du 

Tour du Monde. — 747« livraison. Hachette, 1875. 
J. Glaisher, Flammarion, "W. de Fonvielle et Gaston Tis- 
sandier. — Voyages aériens. — 1 vol. gr. iu-8°, richement 

illustré. — Paris, Hachette et C ie , 1870. 
Nabar. — Les Mémoires du Géant. — 1 vol. in-18. — Paris, 

L864. 
De la Landei.le. — Aviation ou navigation aérienne sans 

ballons. — 1 vol. in-18. — Paris, E. Dentu, 1801. 
\V. de Fonvielle. — La science en ballon. — 1 vol. in-18. — 

Paris, Gauthier-Villars, 1869. 
W. de Fonvielle. — Aventures aériennes. — 1 vol. in-18 

illustré. — Paris, E. Pion, 1876. 
Gaston Tissandier. — En ballon pendant le siège de Paris. 

Souvenir d'un aéronaule. — 1 vol. in-18. — Paris, Denlu, 

1871. 
Gaston Tissandier. — Les ballons dirigeables. Expériences 

de M. Henri Giffard en 1852 et en 1855 et de M. Dupuy 

de Lôme en 1873. — 1 brochure in-18. — Paris, Dentu, 1872. 
Dupuy de Lomé. — A T o(e sur l'aérostat à hélice construit pour 

le compte de l'État. — 1 vol. in-4° avec 9 planches. — Paris, 

Gauthier-Villars, 1872. 
Dela'IBRE. — De l'aérosl'ation militaire. — Entretien l'ait à la. 



INDEX DE BIBLIOGRAPHIE AÉRONAUTIQUE 241 

réunion des officiers le 28 mars 1872. — 1 broch. in-18. — 
Paris, 1872. 

J. Duruof. — Aventures de M. et de M ae Duruof. Les soi- 
xante ascensions de Duruof, avec portraits, gravures... — 
1 broch. in-18. — Paris, A. Ghio, 1875. 

Bunelle. — Ascensioti de l'aérostat « le Jules Favre » à 
Odessa, le 19 avril 1874. — 1 broch. in-18 avec plan, — 
Odessa. 

E. G. Robertson — Mémoires récréatifs scientifiques et anec- 
dotiques du physicien-aéronaide. — 2 vol. in-8» avec plan- 
ches et figures. — Paris, 1840. 

E. Robertson. — Essai sur les voilages aérie)is. — 1 vol. in-8". 
— Paris, 1831. 

De Clerval. — Les ballons pendant le siège de Paris. — Ré- 
cits de 60 voyages aériens. — 1 vol. in-18. — Paris, 1871. 

Alfred Martin. — Sept heures cinquante minutes en ballon. 
Souvenir du siège de Paris. — 1 broch. in-18. — Paris, 1871. 

Rolier. — Voyage en ballon de Paris en Norwége. — 1 br. 
in-32. — Toulouse. 

E. Farcot. — Histoire du ballon « le Louis Blanc. » — 1 vol. 
in-18. — Paris, 1874. 

M. Cézanne. — Relation d'un voyage aéronautique. — 1 br. 
in-8». — Paris, 1872. 

Arago. — Œuvres complètes. Voyez les chapitres sur les 
aérostats dans les Voyages scientifiques. 

L'Aéronaute. — Bulletin mensuel de la navigation aérienne, 
fondé et dirigé par le docteur Hureau de Villeneuve, — Cette 
publication parue depuis 1868, forme tous les ans un fort 
volume in-8° illustré. 

Publication étrangères. 

Hatton Turnor. — Astra castra. Expérimenté and adventures 

in the atmosphère. — 1 vol. gr. in-4° richement illustré. — 

London, Chapman and Hall, 1865. 
JIonck Mason. — Aeronautica or Sketclics illustrate of the 

theory and Practice of aerostalion with Plates. — 1 vol. 

in-8". — London, 1831. 
Garnkrjn. — Air, ballon et parachute. — 1 vol. in-18, avec 

pkmehe coloriée. — London, 18(r2. 
Aen,rnm:ical society of yreat Bnlain. — Bulletin mensuel, 

fo. Uial Ûl-18. 



TABLE DES MATIERES 



Tages. 

Chapitre premier. — Double voyage aérien au- 
dessus de la mer du Nord, ascension de Calais, 
le 16 août 1868 

Chapitre deuxième — Ascension du Conservatoire 
des Arts-et-Métiers, à Saint-Germain-dAulnay 
(Orne) 25 

Chapitre troisième. — Ascension au milieu des 
nuages à neige 31 

Chapitre quatrième. — Ascension au coucher du 
soleil de Glie inevières-sur-Marne à Vert-Saint- 
Denis (Beine-et-Marne) 40 

Chapitre cinquième. — Ascension de Parisà Neuilly- 
Saint-Front | Aisne) (80 kilomètres en 35 minutes). 46 

Chapitre sixième. — Ascension de la Villette au 
cimetière de Clichy (900 mètres. en deux heures 
30 minutes] 53 

Chapitre septième. — Ascension du ballon le Pâle- 
Nord, faite au Champ-de-Mars, au profit de l'ex- 
pédition de Gustave Lambert 61 

Chapitre huitième. — Ascension de Dijon à la 
plaine de Rouvre 75 

Chapitre neuvième. — Voyage aérien de Paris as- 
siégé à Dreux 80 

Chapitre dixième. — Voyage aérien de Paris assiégé 
à Montpotier (Aube), exécuté par Albert Tissan- 
dier 95 

Chapitre onzième. — Ascension de Rouen (Seine- 

- Inférieure) à Poces (Eure ) 193 



2« TABLE DES MATIÈRES 

Chapitre douzième.— Ascension de Romilly (Eure), 

à Hcurtrauville (Seine Infér.), 8 novembre 1S70. 115 
Chapitre treizième. — Ascension de Paris à Lon- 

jumeau (Seine-et-Oise) 130 

Chapithe quatorzième. — Ascension de Paris à 

Combs-la- Ville (Seine-et-Marne) 134 

Chapitre quinzième. — Ascension de Paris à Saint- 

Firmin (Oise) 138 

Chapitre seizième. — Voyage de Paris à Meaux 

(Seine-et-Marne) 146 

Chapitre dix -septième. — Ascension de Paris à 

Montireau (Eure-et-Loir) 150 

Chapitre dix-huitième. — Ascension de Paris à 

Crouy-sur-Ourcq (Seine-et-Marne) 161 

Chapitre dix-neuvième. — Ascension de Paris à 

Nogeon (Oise) 166 

Chapitre vingtième. — L'ascension de longue durée 

du ballon le Zénith, de Paris à Arcachon (Gi- 
ronde j 171 

Chapitre vingt-et-uniè.me. — Ascension à grande 

hauteur du Zénith, de Paris à Ciron (Indre), le 

15 avril 1875 187 

Chapitre vingt-deuxième. — Ascension de Paris 

aux Uaufrais (Eure-et-Loir), 27 novembre 1875. 225 
Chapitre vingt-troisième. — L'accident du ballon 

l'Univers, 8 décembre 1875 220 

Chapitre vingt-quatrième. — Ascension de Paris 

à Chavenay (Seine-et-Oise), 29 septembre 1877. 235 
Index de bibliographie aéronautique 239 

* FIN DE LA TAULE. 



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DIAGRAMMES 



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Dix-lmiliéme Voyage (p; 253), 




Yiûgt-et-unième Voyage (p. 293). 



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Accession no. 

4119 

Author 

Tissandier,Gaston 
Histoire de mes 
ascensions. ^ /( p^-j 

Call no. 



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